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26 mars 2008 3 26 /03 /mars /2008 13:32

 

Amand’la : Vous venez de publier aux Éditions L’Harmattan un essai philosophique intitulé Corruption et pauvreté. Cet essai allie le discours philosophique aux faits quotidiens qui peuvent expliquer la condition de l’homme et son environnement actuels par rapport aux politiques mises en place et appliquées dans nos pays. Vous êtes vous-même philosophe et fin observateur de notre société. D’abord y a-t-il une manière spécifique d’être philosophe dans un contexte comme le nôtre et ensuite comment expliquer au citoyen ordinaire le lien entre la pauvreté, la gouvernance et la corruption ?

 

J’ai effectivement publié en novembre 2007 Corruption et pauvreté aux Éditions L’Harmattan à Paris. Je viens de rééditer, au mois de février 2008, dans la même maison d’édition, Corruption et gouvernance. Je pense qu’il n’y a pas plusieurs manières d’être philosophe. Être philosophe, c’est pouvoir citer à comparaître au tribunal de son entendement les visions du monde, les pratiques coutumières, les manières habituelles d’opiner et de juger pour en évaluer la pertinence. Le philosophe élève à la dignité du concept même les choses les plus banales. C’est ce que j’ai essayé de faire en cherchant à accéder à l’intelligibilité des phénomènes comme la pauvreté et la corruption. Dans Corruption et pauvreté précisément, j’évalue la pertinence de la relation de causalité absolue que beaucoup de gens établissent entre l’indigence matérielle et l’indigence civique et morale. C’est vrai que sans argent, la vertu est précaire parce que, comme le dit Cheikh Hamidou Kane dans L’aventure ambiguë, « lorsque la main est faible, l’esprit court de grands risques ». Toutefois, la pertinence de la thèse selon laquelle la pauvreté est la cause absolue de la corruption est problématisée par la corruption des riches. La pauvreté et la corruption sont des parasitoses sociales qui sont symptomatiques de la médiocrité politique de la gouvernance en vigueur dans un pays. Leur amplification dans un contexte comme le nôtre est la preuve par les faits que la gouvernance camerounaise n’est pas articulée autour des projets politiques producteurs de sens. Le fait que la gouvernance camerounaise ne parvienne pas, compte tenu du laxisme et de la connivence sur le mode desquels elle se rapporte à la corruption, à civiliser l’expression des préférences appétitives des individus, de manière à lui donner un sens citoyen et un contenu républicain la dénonce. La lutte qu’elle mène contre la pauvreté est vouée à l’inefficacité parce qu’elle relève d’une stratégie verbale dont la finalité est simplement démagogique.

 

Amand’la : Le débat actuel ne se situe-t-il pas surtout au niveau de la détermination des fins et des moyens de les atteindre, étant donné que les faits rendent très complexe le combat contre une pratique qui semble s’être solidement incrustée dans les moeurs des Camerounais ?

 

Ce qui complique la lutte contre la corruption, c’est le fait qu’on n’exerce pas suffisamment les normes publiques de référence (les lois et les autres modes de régulation du vivre-ensemble), parce que la gouvernance camerounaise actuelle se rapporte, comme je l’ai déjà dit, à la corruption et aux autres formes de pollution éthique sur le mode de la connivence et du laxisme. C’est pour cela que le pouvoir recourt souvent soit au sophisme logique de l’argument de la preuve de la corruption en dépit de son évidence absolue, soit au sophisme éthique de l’argument de la sacralité de la vie privée et de l’honorabilité de certains citoyens, bien que la pollution éthique de leur comportement saute aux yeux. La conséquence de ce laxisme et de cette connivence, c’est la banalisation, la systématisation et la moralisation de la corruption. Si la lutte contre la corruption était menée en vue de l’assainissement de la gestion des affaires publiques, il n’y aurait, par exemple, plus le phénomène des fonctionnaires milliardaires. Il existe des moyens pour mener à bien cette lutte. Il suffit déjà, pour éduquer les Camerounais à la citoyenneté, d’exercer constamment les normes publiques de référence pour que soit réprimée leur tendance à la subtilisation des biens de l’État, à l’instrumentalisation des institutions dans le sens du contentement de leurs appétits particuliers et à la marchandisation du service public.

 

 

Amand’la : Pensez-vous qu’il soit  possible de combattre la corruption au Cameroun et par où peut débuter ce combat ?

 

Il est, comme je l’ai déjà dit, possible de combattre la corruption au Cameroun. La corruption qui sévit aujourd’hui dans notre pays n’est pas une fatalité. Il ne s’agit pas de dire qu’on doit commencer par telle ou telle institution pendant qu’il se développerait dans d’autres des zones de prédation ou des espaces de non-droit. S’il faut que le politique s’investisse sérieusement et courageusement dans une vaste opération de salubrité publique, en référence de son programme initial de rigueur et de moralisation, il faut également qu’il sache impliquer le peuple camerounais dans cette importante lutte. C’est en s’appropriant la lutte, en se constituant par exemple vigile de ses biens et en s’impliquant considérablement dans la définition du sens politique et économique à donner à l’État, que le peuple camerounais peut contribuer efficacement à l’assainissement éthique et politique du Cameroun contre la dynamique néfaste des asticots sociaux.

 

Amand’la :Dans une société où l’argent est roi, est-il possible d’éviter le darwinisme social qui veut que les plus forts s’épanouissent en même temps que les plus faibles sont appelés à mourir ?

 

Dans Corruption et pauvreté, tout comme dans la deuxième édition de Corruption et gouvernance, j’ai créé un concept qui traduit bien l’importance de l’argent tant au plan local qu’au plan global. C’est ce que j’ai appelé le « nummothéisme », c’est-à-dire la divinisation absolue de l’argent. Le culte de l’argent explique-t-il exclusivement la pression prédatrice dont les institutions camerounaises sont actuellement l’objet ? Je ne le crois pas. À mon avis, c’est moins l’argent que la transgression des normes publiques de référence dont sa recherche s’accompagne au Cameroun, qui explique le développement du phénomène de la corruption. Si la quête de l’argent appauvrit moralement l’homme, c’est parce qu’on évalue l’humanité de ce dernier en fonction de son avoir et de son pouvoir, dans l’oubli que l’argent n’est qu’un petit agent au service de l’homme. C’est donc la subordination de l’homme à l’avoir et au pouvoir, remarquable dans les multiples pactes faustiens que les Camerounais nouent avec l’argent, qui explique l’amplification du phénomène de la subtilisation des biens de l’État aussi bien le fait pour beaucoup de jeunes citoyens de notre pays de marchandiser leur corps et leur âme pour des raisons de survie. Le modèle zoologique sur lequel est réglée la mondialisation néolibérale est effectivement problématique. Il explique le phénomène de dawinisation sociale dont vous parlez. C’est pourquoi il importe que l’humanité soit reconstruite, non plus suivant les principes de ce que j’appelle dans Corruption et pauvreté, la zooéconomie et la zoopolitique, mais plutôt en fonction des principes d’une alterpolitique et d’une alteréconomie dont l’homme serait le centre de gravité.

 

Amand’la : Nous convenons avec vous que quelque chose peut être fait par les politiques pour renverser la tendance à la corruption. Comment interpréter les procès et les condamnations en cours au Cameroun ? Est-ce là un début de solution où la solution pour combattre la corruption ?

 

Il n’est jamais trop tard. Mieux vaut d’ailleurs tard que jamais. Mais, je crains que ces arrestations spectaculaires, qui ont curieusement été interrompues, ne relèvent de la stratégie critique des mauvais pompiers, laquelle consiste à éteindre un incendie sur les cendres et les braises d’une maison déjà totalement consumée. Faute d’une pédagogie citoyenne, seule à même de garantir l’éthique républicaine que nous promouvons dans nos essais, ces arrestations ne pourront pas, en dépit de leur dimension spectaculaire ou hollywoodienne,  masquer durablement leur inefficacité et leur finalité idéologique.

 

Amand’la : Vous distinguez la grande de la petite corruption. Toute catégorisation de ce concept ne revient-elle pas à tolérer une forme de corruption à l’avantage d’une autre ?

 

C’est pour des besoins d’analyse méthodique du phénomène de la corruption que nous procédons à cette catégorisation. Notre objectif n’est pas de minimiser le caractère néfaste de la corruption dite « palliative », « défensive » ou « vitale ». Nous critiquons d’ailleurs ceux qui estiment qu’elle est moins dangereuse qu’utile. Pour nous, la corruption relève, dans tous les cas, des modes de transgressivité ; elle est une forme de rupture de la norme, de la transgression de la règle. L’activité prédatrice des asticots sociaux est, quelle que soit son ampleur, très néfaste au vivre-ensemble. C’est pour cette raison que nous avons, dans Corruption et pauvreté, revisité l’argument en justification de ce qu’on a coutume d’appeler la petite corruption, afin d’en établir la dangerosité. Vous savez que le virus n’a pas besoin de l’ampleur de l’éléphant ou de la baleine pour être très dangereux.

 

Amand’la : Que dire aux politiques pour qui la corruption semble être un tremplin soit pour conserver le pouvoir soit pour le conquérir ?

 

Si les politiques pouvaient me faire l’honneur de leur faire quelques suggestions, je leur dirais tout simplement que la corruption que certains d’entre eux utilisent comme un fonds de commerce politique est essentiellement problématique. Un pouvoir qu’on a acquis ou qu’on cherche à conserver par la corruption des consciences est nécessairement précaire. La précarité politique d’un tel pouvoir s’explique par le fait qu’il cherche paradoxalement dans la pourriture un fondement ferme et assuré. C’est plutôt par la promotion de la justice sociale, le renforcement de l’éthique publique par la dissipation des formes de dissocialité que sont la déviance et la pollution éthique dont elle s’accompagne, les divers modes de transgression des normes publiques de référence que les politiques peuvent contribuer à la construction d’un pouvoir légitimé par l’adhésion de la majorité des membres du corps social à leur projet de société. La corruption se rapportant à la mort et à la pourriture, son instrumentalisation politique prédispose toujours le corps social à une mort assurée. La bêtise des asticots, y compris des asticots sociaux, c’est d’ignorer que le corps à la décomposition duquel ils collaborent, va inévitablement disparaître avec eux.

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