Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
13 novembre 2006 1 13 /11 /novembre /2006 13:13

professeur_ayissi.jpgLa principale mission qui est classiquement assignée à l’armée est celle de la défense de la souveraineté d’un Etat, la protection d’une communauté contre les menaces éventuelles ou réelles du dehors et du dedans susceptibles de nuire dangereusement à sa santé politique et économique ou de compromettre son devenir. En tant que telle, l’armée a pour rôle de dissuader ou d’empêcher l’expression anarchique des libertés du dedans et la volonté déstabilisatrice du dehors. Elle est donc censée garantir la paix civile dans un Etat ou dans une nation.

            Le rôle classique de l’armée est donc analogue à celui que joue la défense biologique dans tout organisme pour en assurer la protection contre les facteurs de dysfonctionnement ou de dissolution. La présence d’une armée dans chaque Etat est l’expression de l’instinct de conservation politique de cette institution qui ne peut pas persévérer dans son être autrement. Mais, on constate que les forces armées africaines assument souvent cette mission dans le paradoxe : au rôle sécuritaire qui leur est traditionnellement assigné, elles substituent très souvent le rôle répressif lorsqu’elles ne suscitent pas tout simplement le désordre, sèment la terreur, le malheur et la désolation là où les citoyens aspirent plutôt à la paix et au bonheur. Repréciser la mission de sécurisation de l’armée dans l’espoir de prévenir ou d’empêcher la confusion de rôles dont elle est souvent victime en Afrique, exige au préalable que les causes de ces confusions soient bien connues.

 
1.De la sécurisation à la répression :

   les causes d’une confusion de rôles dans les armées africaines

 
La mission répressive qu’assume souvent l’armée en Afrique, en lieu et place de sa mission de sécurisation étatique classique, peut s’expliquer par son instrumentalisation pour la sauvegarde des intérêts de ceux qui se figurent être les propriétaires des Etats africains. La privatisation de l’armée s’opère toujours en Afrique sous le masque avenant de la protection de l’ordre public. Cet ordre pour la défense duquel l’armée est généralement distraite des ses obligations traditionnelles est souvent un ordre inique ; c’est un désordre discret instauré par les lions et les autres fauves de la faune politique africaine pour régner tranquillement sur leurs concitoyens et disposer, comme il leur plaît, des ressources nationales. Ainsi privatisée au point de dégénérer finalement en une milice privée, l’armée ne collabore plus à la protection de l’intérêt général. Elle aliène alors la paix qu’elle doit plutôt garantir, en traumatisant les populations civiles. C’est davantage le cas dans des contextes multi-ethniques où l’honneur de l’armée est compromis lorsqu’elle devient simplement protectrice des intérêts ethniques. Chaque responsable militaire acquiert alors le statut d’un chef de guerre auprès de qui les membres de sa communauté ethnique peuvent trouver un rempart protecteur contre d’éventuels abus dus aux ressortissants des autres groupes ethniques. Dans de telles situations, l’unité de l’armée est nécessairement éprouvée, car son corps se partitionne en factions antagonistes aux positions souvent irréductibles. La confusion de rôles dont les armées africaines sont souvent victimes procède d’une regrettable confusion politique : se figurant qu’ils sont les maîtres et les possesseurs des Etats dont ils sont les gestionnaires politiques, certains chefs d’Etat africains détournent les forces armées de leur mission traditionnelle pour en faire des gardes prétoriennes mobilisables, à souhait, pour la défense de leur titre de propriété ou de leur statut de propriétaires.

Ce sont les distractions pernicieuses dont les armées sont souvent victimes en Afrique qui les amènent à produire un effet politique pervers, notamment lorsqu’elles desservent la paix, violent cyniquement les droits de l’homme, sèment la panique et la mort dans la population civile. Lorsqu’on assigne à l’armée, en lieu et place de son noble rôle politique traditionnel, une fonctionnalité instrumentale privée, on débilite considérablement son être. Vidée de sa puissance parce qu’elle n’a plus que l’expertise d’une milice privée, l’armée n’arrive plus à faire efficacement face à une agression extérieure, celle qui requiert effectivement la stratégie d’une véritable armée. C’est pour cela qu’il est permis d’affirmer que l’armée de l’ex-Zaïre était prédisposée, entre autres raisons, à la reddition ou à la défaite lorsque ce pays a été envahi par certains de ses voisins, en l’occurrence le Rwanda et l’Ouganda.

Le fait que l’armée serve habituellement de bouclier protecteur des intérêts des potentats africains la motive à prendre conscience de son importance politique. Par conséquent, lasse de rester cantonnée dans les casernes sans pouvoir intervenir évidemment sur le devenir de l’Afrique alors qu’elle dispose d’arguments efficaces, l’armée sort de son mutisme pour faire entendre la particularité de sa voix au plan politique. Les arguments de plomb ou de feu dont elle se sert lorsqu’elle fait brutalement irruption sur la scène politique africaine, à travers les Comités de Redressement de la Patrie, les Comités Militaires de Salut National, etc., sont toujours macabres. L’émergence, de temps en temps, d’un nouvel homme fort ici et là en Afrique illustre bien cela. Consciente donc désormais qu’elle pourrait jouer un meilleur rôle que celui d’assurer une paix dont les autres tirent le plus grand profit pendant qu’elle s’ennuie dans ses casernes, l’armée s’empare finalement du pouvoir qu’elle se contentait jusque-là de protéger. Il s’opère alors dans sa psychologie une profonde mutation : elle cesse d’être l’instrument de protection des intérêts particuliers d’un individu ou d’un groupe d’individus pour s’arroger le droit de prendre désormais part à la jouissance d’un pouvoir dont elle n’a été jusque-là qu’un vulgaire gardien. Par une subtile dialectique, le gardien-de-la-paix-des-autres en devient le co-propriétaire, sinon le propriétaire exclusif.

La violence à laquelle les forces armées donnent cyniquement carrière dans certains pays d’Afrique au point de transformer ce continent en une scène politique aussi tragique et insécurisante que la jungle prépolitique de Hobbes, a pour terreau fertile les profondes crises institutionnelles des pays africains. Ces crises sont elles-mêmes dues à la crise du consensus politique consécutive à la croyance que le pouvoir est une pomme qu’il est interdit aux autres de convoiter ou de vouloir consommer. La mobilisation de l’armée pour la sauvegarde d’un pouvoir qu’on ne tient ni à partager encore moins à céder, justifie la plupart des remous socio-politiques caractéristiques de certains pays africains.

 

2. Les conséquences

 

Cet état de choses comporte évidemment plusieurs conséquences dont la principale est le problème d’adaptation de certaines armées africaines au contexte démocratique. Formées pour la répression et habituées à protéger les intérêts d’in individu ou d’un groupuscule, elles n’arrivent plus à sécuriser les citoyens et à protéger l’intérêt général. Si le processus démocratique de certains pays africains est encore bloqué, c’est parce que leurs armées tolèrent difficilement qu’on doive préférer aujourd’hui la voix des urnes à celle des armes. Ceux qui imposaient leurs fantaisies politiques à leurs concitoyens par la force des armes éprouvent également d’énormes difficultés à admettre que la force du politique moderne ne procède pas des armes mais de la volonté populaire auprès de laquelle il doit nécessairement aller chercher sa légitimité. Cet état de choses explique également pourquoi les populations africaines continuent de redouter considérablement leurs forces armées. Se rappelant tristement les sévices que celles-ci leur ont souvent infligés, les populations africaines admettent difficilement que ces forces de répression puissent véritablement se mettre au service de la paix et des droits de l’homme.

Faut-il donc, comme le recommande Emmanuel Kant dans le troisième article du Projet de paix perpétuelle, évoluer vers la suppression pure et simple des armées permanentes (miles perpetuus) ?

 

3. Solutions

On peut toujours faire provision de miles perpetuus dans les Etats africains, à condition d’en faire des forces républicaines placées sous la régie du droit et destinées à la protection de la paix et à la sécurisation des droits de l’homme. Convertir les forces armées répressives actuelles en forces de promotion et de maintien de la paix, telle est l’impérative et urgente mutation qu’il s’agit de faire subir aux armées africaines, afin qu’elles s’adaptent parfaitement à la démocratie et collaborent à la protection de l’intérêt général.

Devenues donc républicaines, les armées africaines n’inspireront plus la méfiance et l’aversion auprès des populations africaines.

 

Pr Lucien AYISSI

Université de Yaoudé 1 (Cameroun)

 

Partager cet article
Repost0

commentaires