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13 novembre 2006 1 13 /11 /novembre /2006 22:35

 

 

LES PROBLÈMES DE TOPOLOGIE ET DE SENS QUE POSE LA

CHEFFERIE TRADITIONNELLE DANS LA GOUVERNANCE

CAMEROUNAISE ACTUELLE

 

Introduction

 

Poser le problème de topologie, celui relatif à la place de la chefferie traditionnelle dans la gouvernance camerounaise actuelle, revient à s’interroger sur la raison d’être de la survivance, dans un espace administratif et politique en pleine mutation comme celui du Cameroun, d’une institution évidemment en rupture d’actualité avec les exigences qui sous-tendent la gouvernance moderne, telle qu’elle est définie par la libre expression de la volonté populaire que la chefferie traditionnelle a, surtout dans son mode d’existence féodal ou monarchique, coutume d’étouffer. De quelle compatibilité la chefferie traditionnelle peut-elle être aujourd’hui par rapport à la démocratie et à la décentralisation dont le jeu de langage administratif et politique est dominé à la fois par le souci des droits de l’homme et la volonté exprimée par le peuple de s’approprier le politique pour le destiner à la réalisation de ses aspirations ? Poser le problème de compatibilité qui existe entre la « liturgie féodale » caractéristique de la chefferie traditionnelle et la « logique républicaine » qui fonde politiquement la démocratie (Mono Ndjana, 2003), revient également à s’interroger sur le sens politique de cette forme institutionnelle en rupture évidente de pertinence administrative dans un cadre politique où elle continue d’occuper la place à laquelle elle ne semble pourtant plus avoir droit. C’est donc autour du problème d’ordre topologique et logique que s’articule cette réflexion dont l’enjeu épistémologique est non seulement de comprendre la raison d’être de l’inflation des titres de féodalité ou de royauté dans une écologie administrative et politique où elle n’est pourtant plus censée pouvoir prospérer, mais aussi la logique du sens à laquelle la chefferie traditionnelle est subordonnée dans une gouvernance qui se démocratise et par rapport à laquelle elle est tout à fait en défaut de phase. À travers le problème de topologie et de sens, nous voulons subordonner l’ambition de rendre intelligible le fait que la gouvernance camerounaise fasse provision de l’une de ses formes archaïques à la volonté d’évaluer le droit de la chefferie traditionnelle à la place qu’elle continue d’y occuper, ainsi que la fonction qu’elle y joue encore malgré son caractère anachronique.

Pour une bonne résolution des problèmes de topologie et de sens que pose la chefferie traditionnelle dans la gouvernance camerounaise actuelle, nous allons d’abord analyser sa topologie et la logique instrumentale qui la régit dans le cadre de la déconcentration du pouvoir politique camerounais.

 

I- Topologie et logique instrumentale de la chefferie traditionnelle camerounaise dans le cadre du pouvoir déconcentré

 

Dans un espace administratif et politique défini, comme celui du Cameroun, par le principe de la déconcentration du pouvoir, la chefferie traditionnelle apparaît comme une collectivité humaine qui joue, dans le vaste éventail des appareils administratifs intervenant dans la grande dynamique institutionnelle de l’État camerounais, les fonctions d’auxiliaire et d’ancillaire de l’administration et du pouvoir de l’État dans les quartiers, les villages ou les groupements. Comme auxiliaire de l’administration, la chefferie traditionnelle aide l’État à pouvoir exister localement, en faisant office de véhicule de l’autorité préfectorale ou de courroie de transmission entre l’administration territoriale et la base de la communauté du quartier, du village ou du groupement. C’est cela qui explique le fait qu’elle soit liée à l’administration territoriale par le devoir de sujétion tel qu’il ressort des rapports de subordination et d’instrumentalisation administratives du chef traditionnel à l’autorité administrative d’une circonscription donnée. C’est que dit précisément Nach Mbach (2002 : 228) en ces termes :

 

« Le chef exécute en effet ses tâches sous le contrôle de l’autorité administrative de la circonscription. Ce dernier dispose contre lui d’une panoplie de sanctions modulées selon la gravité du manquement dont il se rendrait coupable : le rappel à l’ordre, l’avertissement, le blâme simple, le blâme avec suspension pendant trois mois au plus de la totalité des allocations. »

 

En tant qu’ancillaire de l’administration, la chefferie traditionnelle fait, par exemple, répercuter les décisions administratives et la volonté politique de l’État là où, pour des problèmes de proximité, l’État ne serait qu’un non-être administratif et politique. Les rôles d’auxiliaire et d’ancillaire que la chefferie traditionnelle joue dans l’administration territoriale camerounaise déconcentrée, reproduisent, à quelque chose près, ceux qu’elle a souvent joués dans l’administration coloniale. Ces rôles consistent, pour l’essentiel, à rendre possible la maîtrise, par l’administration territoriale, des données démographiques et l’identification des problèmes de coexistence des habitants d’un quartier, notamment les contradictions de nature socio-culturelle des membres de telle ou telle communauté anthropologique, à des fins de leur bonne exploitation ou de leur meilleur traitement par l’autorité administrative, relativement au principe de sauvegarde de l’ordre public.

En contribuant à l’articulation administrative et politique du sommet et de la base de l’État autour de la même autorité, la chefferie traditionnelle entretient et développe dans la conscience des administrés le sens de la communauté, tel qu’il peut être suscité et entretenu par le fait d’appartenir à une même organisation socio-politique traditionnelle. Elle cultive aussi en eux le sens de la citoyenneté à travers le sentiment de se rapporter à la même administration et, finalement, de participer à la dynamique politique de l’État. Elle donne ainsi aux quartiers, aux villages ou aux groupements l’intérêt politique qu’ils n’auraient jamais si l’autorité de l’État n’y était pas bien ressentie et si la volonté des communautés traditionnelles n’était pas, en retour, traduite à l’administration territoriale par son truchement. C’est en tant que pôle administratif de référence dans un quartier, dans un village ou dans un ensemble de villages qu’elle aide les citoyens à avoir l’expérience de la volonté politique de l’État à travers la gouvernance de proximité qu’elle assure auprès des populations locales.

Le fait, pour la chefferie traditionnelle de participer du système du pouvoir déconcentré, a une portée politique dont les implications sont considérables : en contribuant à rendre l’être de l’État omniprésent, de manière à ce qu’il habite constamment les représentations de tous les citoyens, sans que le chef de l’État doive personnellement intervenir partout, la chefferie traditionnelle contribue également à faire que la transcendance et la suprématie politiques de l’État soient garanties dans les quartiers, les villages ou les groupements. La suprématie de l’État, ainsi que celle de son chef, dépend de cette de cette transcendance à la promotion de laquelle participe la chefferie traditionnelle à travers la vaste toile administrative qui s’étend sur toute l’étendue du territoire national. Dans le cadre de la déconcentration du pouvoir, la place qu’occupe la chefferie traditionnelle est effectivement celle de l’un des modes d’expression administratifs et politiques du pouvoir central.

Au-delà de sa fonction d’auxiliaire et d’ancillaire de l’administration territoriale, la chefferie traditionnelle contribue à la préservation des solidarités anthropologiques et au maintien de la cohésion des communautés historiques par la prévention et la résolution des différends. En tant que juridiction de proximité, elle soumet à son traitement, et souvent sur la base d’une législation qui n’est pas nécessairement codifiée, mais dont la référence est l’éthique dominante des traditions, des usages ou des coutumes du milieu, les contradictions qui risquent de se radicaliser s’il faut qu’elles attendent, pour être résolues, d’être portées à la connaissance de l’administration préfectorale ou judiciaire.

En plus du fait qu’elle prévient ou empêche la dislocation des solidarités anthropologiques et la réduction de la distance administrative et politique qu’il y a entre la base et le sommet de l’État, la chefferie traditionnelle assure aussi, dans le temps, la protection des références culturelles (les us, les coutumes, les traditions) communes à tous les habitants du village ou du groupement. En veillant à ce que l’agir des populations se conforme à l’esprit des ancêtres, aux usages en vigueur, aux normes de la coutume et aux exigences de la tradition, la chefferie traditionnelle protège par-là le patrimoine culturel des membres de sa communauté. Ainsi, en plus de la plus-value administrative que chef traditionnel apporte en tant qu’auxiliaire ou comme ancillaire de l’administration territoriale, il joue également, au profit de l’équilibre socio-culturel de la communauté qu’il administre, le rôle de médiateur mythique des membres de celle-ci auprès des ancêtres dont il est censé traduire la volonté ou incarner l’esprit. La fonction médiatrice qu’elle joue aux plans administratif et politique lui permet d’ouvrir l’horizon traditionnel d’une communauté anthropologique à la différence, notamment aux valeurs modernes dont l’administration centrale à laquelle elle se rapporte assure la diffusion. Si la place que la chefferie traditionnelle occupe dans l’ensemble des institutions administratives du pouvoir déconcentré est apparemment congrue, la fonction médiatrice qu’elle joue confère à cette place une importance qui n’est pas négligeable.

En somme, dans le cadre de la déconcentration du pouvoir, il est généralement assigné à la chefferie traditionnelle une fonction instrumentale au plan administratif ou politique. La place de préposé de l’administration territoriale que le chef occupe dans un quartier, un village ou un groupement, lui impose le devoir de servir, comme nous l’avons établi, de pont entre la base et le sommet de l’administration de l’État. C’est ainsi que la chefferie traditionnelle rend possible une interaction administrative et politique entre les deux. Son rôle consiste aussi à prévenir la dissension, donc à protéger, à travers la recherche du consensus, le vivre-ensemble dans l’espace communautaire du quartier, du village ou du groupement contre le risque de troubles à l’ordre public. Elle aide, comme nous l’avons également montré plus haut, à la préservation du patrimoine culturel de telle ou telle communauté anthropologique.

C’est la place de référence que la chefferie traditionnelle occupe dans le rapport de telle ou telle communauté anthropologique à l’administration territoriale et à l’État et l’important rôle qu’elle joue aux plans administratif, politique, social et culturel qui peuvent être aujourd’hui remis en cause au regard non seulement des ambiguïtés juridiques liées à son statut (Nach Mbach, op. cit. : 212), mais aussi compte tenu des problèmes d’actualité que pose le cette entité administrative dans une gouvernance qui se modernise, ainsi que ceux relatifs à la compatibilité des principes qui norment son jeu de langage administratif et politique par rapport à ceux qui régissent une gouvernance trop exclusive du traditionalisme, du patriarcalisme, du patrimonialisme et de l’ancestralisme pour faire provision de la chefferie traditionnelle dans son appareil institutionnel. Si la modernisation d’une gouvernance ne permet pas qu’elle fasse provision de la chefferie traditionnelle, qu’est-ce qui peut justifier la place et la fonction actuelles de cette survivance de l’administration coloniale dans une gouvernance camerounaise moderne, et dont le jeu de langage a plutôt pour référence la libre expression de la citoyenneté et de l’humanité des individus dans un espace administratif dont la vocation politique est à la fois publique et républicaine ?

 

II- Le problème de compatibilité des jeux de langage de la chefferie traditionnelle et de la gouvernance camerounaise actuelle

           

C’est parce que la chefferie traditionnelle n’a pas toujours assumé, avec bonheur, ses fonctions instrumentales aux plans administratif, politique, social et culturel – compte tenu du fait que son jeu de langage est, pour parler comme Jean-Marc Ferry (1994 : 32), caractérisé par la « compulsion de confiscation du discours » au profit, par exemple, du Fon, du Lamido ou du Sultan –, qu’il est pertinent de s’interroger sur la légitimité de la place qu’elle peut encore occuper et des fonctions qu’on continue de lui assigner aujourd’hui dans une gouvernance qui doit garantir aux Camerounais la bonne qualité de l’expression de leur citoyenneté et de leur humanité dans un espace public devant plutôt être dominé par l’éthique du débat ou de la discussion. Le principe d’autorité qui fonde la chefferie traditionnelle féodale renvoie, au contraire, à la nécessité de faire preuve d’une déférence totale à l’ordre de domination voulu par le Fon, le Lamido ou le Sultan, tel qu’il est structuré en castes, et dans le cadre duquel l’opérationnalité du principe d’isonomie est tout à fait impossible.

            En assurant au chef traditionnel un pouvoir personnel de type féodal ou royal, donc tout à fait aliénant non seulement par rapport à la principale créance métaphysique de ses administrés, c’est-à-dire leur liberté, mais aussi vis-à-vis de l’essentiel de leur droit de cité, la chefferie traditionnelle camerounaise apparaît moins comme une entité administrative où la citoyenneté des individus peut tirer les meilleurs avantages que lui garantit le rapport de proximité que les habitants d’un quartier ou les membres d’une communauté villageoise entretiennent avec le chef traditionnel, qu’une institution liberticide et anti-républicaine. Lorsqu’elle fait bon marché des droits de l’homme, son fonctionnement devient socialement contre-productif par rapport à la nécessité de cultiver et d’entretenir le sens de la cohésion du groupe ou de la communauté.

Quand elle ne joue plus le rôle d’auxiliaire ou d’ancillaire de l’administration et de l’État, elle s’arroge le droit d’exister comme un micro-État qui rêve de se rapporter au reste de la totalité par des actes diplomatiques de reconnaissance politique. En fonctionnant, dans ce cas, comme une structure administrativement et politiquement régie par la seule volonté personnelle de celui qui en est le chef absolu, la chefferie traditionnelle permet de douter de la pertinence à la fois sa topologie et de son sens dans la gouvernance camerounaise actuelle.

La modification topologique que subit la chefferie traditionnelle lorsqu’elle ne joue plus les fonctions classiques d’auxiliaire et d’ancillaire de l’administration centrale, tout comme la rupture de sens dont une telle modification s’accompagne nécessairement, implique la tendance à l’autonomisation administrative et politique de cette institution. Cette autonomisation est son auto-marginalisation par rapport à la totalité à laquelle elle appartient pourtant objectivement, et dont les conséquences sont l’enfermement, comme c’est, par exemple, le cas du Lamidat du Mayo-Rey, de la chefferie traditionnelle dans le carcan d’un traditionalisme moyenâgeux et le risque de délitement politique de l’État qui peut vivre en son sein le développement du phénomène de la multiplication d’entités susceptibles de se substantialiser administrativement et politiquement. Politiquement atomisée, puisque n’étant effectivement qu’une simple mosaïque de féodalités et de petits royaumes aux modes de gouvernance fort hétérogènes, la république camerounaise n’a plus alors qu’une existence politique nominale. Administrativement écartelés entre les exigences liées à leur condition de vassaux ou de sujets et les impératifs politiques relatifs à leur statut de citoyens de la république, les Camerounais qui doivent, en plus, faire face à la fois aux contraintes économiques de la chefferie traditionnelle et à celles de la république (Mono Ndjana, op. cit.), sont dans la condition de véritables schizophrènes politiques. Parce que contraints de servir deux maîtres à la fois, les individus éprouvent beaucoup de difficultés à traduire leur liberté civile en acte dans une géométrie politique dont l’unité est fort problématique, puisque la multiplicité et la variabilité de ses dimensions imposent à tous ceux qui vivent l’expérience de cette double servitude l’impérieuse nécessité de se doter d’une double identité, celle de sujets et celle de citoyens. Sous sa forme féodale ou monarchique, la chefferie traditionnelle amalgame, notamment dans l’État camerounais, la logique des castes définie par la personnalisation du pouvoir avec celle qui régit le système d’autorité impersonnelle de toute gouvernance moderne. Ce sont les problèmes de lisibilité dus à cette confusion logique qui font que, selon Georges Balandier (1991 : 190).

 

« ce qui est loyalisme dans l’un, devient népotisme dans l’autre, en raison de l’interférence des relations personnelles et des vieilles solidarités ; par ailleurs, les sujets ont la possibilité de conduire un « double jeu » en se référant à l’un ou l’autre de ces systèmes selon les conjonctures et les intérêts en cause. »

 

Dans cette antinomie politique qui fait nécessairement le lit des conflits de normes, de valeurs, d’autorités et d’intérêts, il arrive que la rupture de subordination administrative et politique de la chefferie traditionnelle par rapport à la totalité s’accompagne de l’affirmation absolue du monisme administratif et politique du Fon, du Sultan ou du Lamido. La conséquence politique de cet état de choses est la personnalisation et l’absolutisation de l’autorité du chef traditionnel dans une structure administrative dont la verticalité reproduit anachroniquement le rapport de dépendance des serfs au seigneur ou des sujets au despote. Ainsi fondée sur le rapport de vassalité et d’exploitation, la chefferie traditionnelle freine, avec ses archaïsmes, l’accélération du processus de modernisation de la gouvernance camerounaise. C’est bien le cas lorsque l’autorité des chefs traditionnels s’hypertrophie au point de devenir aussi personnelle qu’absolue. C’est, par exemple, le cas lorsqu’il n’est plus possible aux sujets du chef traditionnel de soumettre les préférences de ce dernier au débat public. La conséquence de la tendance, remarquable dans certaines chefferies traditionnelles, à l’imposition absolue de la volonté personnelle du chef traditionnel, et donc à l’oblitération de celle de ses administrés, c’est la féodalisation ou la monarchisation absolue de son pouvoir. Lorsque la chefferie traditionnelle dérive dans la féodalité ou la monarchie absolue, sa trajectoire administrative et politique est alors définie par la loi inique de la domination et de l’exploitation des individus pour le contentement des appétits personnels du chef. Dans ce cas, la chefferie traditionnelle ne peut plus jouer sa fonction d’auxiliaire ou d’ancillaire de l’administration territoriale ; elle existe plutôt comme une entité politique collatérale à la république. Lorsqu’il arrive chacun des divers modes d’existence de celle-ci brille par cette volonté de collatéralité, voire de rivalité, l’État apparaît comme une mosaïque administrative dépourvue de toute cohérence politique, tant les normes qui régissent les chefferies traditionnelles qu’il comprend sont en contradiction avérée avec les lois républicaines en vigueur dans sa gouvernance.

En s’émancipant de son rôle d’auxiliaire ou d’ancillaire du pouvoir déconcentré pour prétendre imposer à l’État un rapport de collatéralité, sinon de rivalité administrative et politique, la chefferie traditionnelle se rend coupable d’usurpation de statut. Le droit qu’elle s’arroge après avoir modifié la topologie qui lui est assignée comme auxiliaire ou ancillaire de l’administration, d’exprimer des volontés administratives et politiques susceptibles de contrarier ou de contredire celles de la totalité, relève de sa prétention d’avoir une existence politique spécifique et, par conséquent, de relativiser la suprématie de l’État. En se fondant sur une législation particulière, celle qui est généralement trop déterminée par les préférences personnelles du chef traditionnel pour être transcendante par rapport aux appétits et aux caprices de celui-ci, la chefferie traditionnelle devient une importante entrave à la promotion de l’esprit républicain. Les liens de type paternaliste par lesquels le Fon, le Sultan ou le Lamido se rapportent, par exemple, à ses vassaux, sont si fondés sur la dépendance personnelle qu’ils ne peuvent plus être pourvus de valeur sociale et politique ajoutée dans la construction de la citoyenneté et l’amélioration qualitative du vivre-ensemble. Le Fon, le Sultan ou le Lamido dont la volonté de puissance l’amène non seulement à s’approprier, pour la subordonner et l’instrumentaliser à son compte, la volonté de ses vassaux, mais aussi à transmuer l’espace territorial dont il est le chef traditionnel en fief personnel, prouve combien son désir de suprématie « désubstantialise » l’idée de souveraineté étatique. Disséminée à travers des féodalités éparses et diverses micro-royautés, la souveraineté étatique de plus en plus affaiblie par le conflit de volontés politiques opposant l’État central aux féodalités et au petites monarchies qu’il comprend, n’est plus socialement chargée de sens ni porteuse de cohésion.

Lorsque le désir de suprématie du chef féodal peut politiquement s’hypertrophier – surtout quand le chef traditionnel passe pour celui qui incarne exclusivement les forces cosmiques et l’esprit des ancêtres –, il se représenter alors son fief comme se rapportant à l’État sur le mode d’une collatéralité institutionnelle devant être formellement ratifiée par des accords mutuels.

Quand la chefferie traditionnelle n’entretient pas avec l’État un rapport de collatéralité à la limite de la rivalité, elle devient le suppôt politique du régime en place. Elle noue alors avec l’administration territoriale des pactes électoraux suspects de manipulations ou de fraudes et subordonnés au dessein d’étouffer l’expression de la volonté populaire et, par conséquent, de fausser le jeu démocratique. Ce sont ces pactes électoraux douteux qui expliquent, dans une certaine mesure, que les résultats des consultations populaires soient souvent reçus au Cameroun avec beaucoup de scepticisme. Par un rapport de feed-back politique, le gouvernement fait également preuve de connivence administrative par rapport aux violations des droits de l’homme dont la chefferie traditionnelle peut se rendre coupable d’effectuer. Assuré de l’appui d’un gouvernement auquel il rend habituellement d’importants services politiques, le chef traditionnel devient tout à fait sourd aux critiques qu’il est encore possible de lui adresser relativement à la lourde hypothèque qu’il fait peser sur la citoyenneté de ses administrés.

La prospérité des titres féodaux ou royaux à la multiplication desquels on assiste paradoxalement dans le contexte démocratique camerounais à travers notamment l’inflation des titres comme Sa Majesté, Prince, Princesse, ne correspond pas à l’esprit d’une gouvernance moderne. Lorsqu’elle n’est pas considérablement handicapante pour le processus démocratique camerounais, la chefferie traditionnelle s’avère administrativement et politiquement régressive par rapport à l’esprit républicain, car l’esprit féodal qui la définit généralement est symptomatique de la précarité institutionnelle de l’État qui ne peut s’en accommoder que s’il est conscient de son incapacité à assumer entièrement ses devoirs régaliens. En plus du fait que la féodalisation de la chefferie traditionnelle la prédispose à se monarchiser absolument, son anachronisme est administrativement et politiquement avéré, surtout lorsque les principes qui la régissent sont évidemment en contradiction avec les normes d’une gouvernance républicaine.

Quelle place peut-on donc encore accorder à la chefferie traditionnelle dont la trajectoire administrative et politique est, notamment dans sa version féodale et monarchique, s’avérer anti-démocratique et contre-républicaine ? À quelle logique de sens peut réellement se subordonner sa constitutionnalisation, lorsqu’on sait qu’elle dérive facilement dans l’autoritarisme et la corruption de la citoyenneté de ses administrés ? Autour de quels paradigmes doit-elle articuler son action, s’il est admis qu’on doit la conserver, pour qu’elle puisse justifier sa place et son sens dans une république camerounaise désormais perméable aux impératifs des gouvernances modernes ?

 

III-Le devenir et l’avenir de la chefferie traditionnelle dans un Cameroun

      désormais perméable aux impératifs des gouvernances modernes

 

S’interroger sur le devenir et l’avenir de la chefferie traditionnelle dans la gouvernance camerounaise actuelle, revient surtout à poser une question de droit. Car si la chefferie traditionnelle existe effectivement dans le système institutionnel camerounais, il importe de savoir si son existence se justifie en droit. Comment pouvoir se prononcer sur son droit à l’existence continue dans une gouvernance dont la modernisation est exclusive des principes vassaliques qui fondent généralement la chefferie traditionnelle camerounaise ? Si on admet, par hypothèse, qu’elle doit exister dans le système institutionnel camerounais, quel peut donc être son avenir dans une gouvernance désormais soumise aux contraintes d’une dynamique politique globale qui ne semble ni donner de sens ni accorder de place à des institutions aussi anachroniques qu’elle ?

Disparaître ou s’ajuster aux principes administratifs et politiques qui régissent la démocratie et qui correspondent politiquement à l’esprit de la république, telle semble être l’alternative qui s’offre aujourd’hui à la chefferie traditionnelle camerounaise. Mais comment peut-elle s’ajuster aux impératifs de la gouvernance moderne sans, par le fait même, s’autodétruire ou devoir disparaître de la scène institutionnelle camerounaise lorsqu’on sait que ses principes constitutifs sont en contradiction évidente avec ceux qui fondent la démocratie et qui définissent l’esprit républicain ? Autrement dit, la chefferie traditionnelle peut-elle parvenir à se transcender, sans toutefois se saborder, lorsqu’on sait qu’il lui est pratiquement très difficile de repenser son fondement constitutif sans se nier ?

S’il est effectivement difficile à la chefferie traditionnelle de s’ajuster aux impératifs de la gouvernance moderne et de pouvoir s’intégrer dans la nouvelle dynamique politique camerounaise, c’est parce qu’elle continue d’être déterminée soit par les schèmes socio-politiques d’une féodalité fondée sur les principes de vassalité et de jouissance de la rente du sol avec droit au commandement (Bloch, 1982 : 416-419). C’est aussi parce que le chef traditionnel s’excipe d’un caractère aristocratique ou nobiliaire – réellement usurpé, mais qu’il entend faire admettre et reconnaître, au besoin par la contrainte – qu’il préfère que l’ordre de succession à la tête de la chefferie traditionnelle soit déductible du principe de l’hérédité plutôt que du principe de l’élection. En vertu du principe vassalique qui régit l’autorité du chef féodal, le sujet, le vassal ou le serf est « l’homme d’un autre homme » (Ibid. : 144). Lorsqu’un tel principe est renforcé par ceux qui fondent la gérontocratie par rapport à laquelle la chefferie traditionnelle camerounaise a une propension considérable, l’ajustement exigible de cette institution administrative relativement aux normes de la gouvernance moderne se complique considérablement. C’est compte tenu de tout cela qu’elle oppose à la modernisation de la gouvernance camerounaise un traditionalisme de résistance qui fait non seulement le lit du passéisme et du monolithisme, mais aussi le deuil des droits de l’homme et de la citoyenneté. En étouffant l’expression de la citoyenneté et de l’humanité des composantes de telle ou telle communauté anthropologique, la chefferie traditionnelle est, dans sa participation à la modernisation de la gouvernance de l’État camerounais, absolument dépourvue de toute valeur ajoutée. Dans ce cas, il lui est tout à fait impossible de se rénover pour pouvoir s’ajuster aux paradigmes de la démocratie (Bidet, 1994) autour desquels s’articulent désormais les mutations administratives et politiques que subit effectivement la gouvernance camerounaise. Ainsi, frappée d’obsolescence institutionnelle, et donc dépourvue de tout intérêt topologique et logique parce que féodalement ou monarchiquement constituée, la chefferie traditionnelle est inexorablement condamnée à disparaître, dans le temps, de la scène institutionnelle camerounaise.

En effet, la chefferie traditionnelle ne peut survivre aux diverses mutations dont l’administration camerounaise est actuellement l’objet que si elle accepte d’opérer, dût-elle, pour cela, aliéner sa certitude et son essence propres, une importante mue susceptible de lui donner le droit de continuer d’exister. En promouvant, par exemple, l’esprit de la palabre africaine, elle deviendrait ainsi un espace de débat sur le devenir du quartier, du village ou du groupement. Elle participerait donc au progrès de la démocratie qui se définit, selon André Tosel (1994 : 138), comme 

 

« la négation des privilèges immotivés, non rationnellement argumentables. Positivement, elle se détermine comme tendance infinie à l’universalité, comme lutte pour introduire par voie argumentative, c’est-à-dire aussi par constitution d’une sphère de discussion publique, des changements radicaux dans le sens d’une promotion de l’égalité concrète. »

 

À l’avenir, la chefferie traditionnelle ne peut, administrativement et politiquement, continuer de persévérer dans son être et de justifier sa place dans la gouvernance camerounaise actuelle que si elle se réapproprie sa fonction de pôle communautaire de préservation de l’essentiel du patrimoine culturel, donc de l’identité des membres d’un village ou d’un groupement, tout en se gardant de devenir soit une société close, soit une structure culturellement traditionaliste et, par conséquent, inapte à s’ouvrir au reste de l’État et du monde. Pour cela, il faut qu’elle devienne un cadre de discussion à la sanction de laquelle les membres de la communauté anthropologique qui la constitue, soumettent les questions liées à la recherche de leur bien-être social. Sa présence dans le contexte de démocratisation camerounais et de modernisation de la gouvernance de notre pays ne peut être pourvue de sens que si, au plan économique, elle se destine désormais au développement des communautés du quartier, du village ou du groupement, ou si, aux plans social, éthique et politique, elle contribue activement à l’éducation des ses administrés à la citoyenneté, telle que celle-ci renvoie, comme le dit Alain Touraine (1994 : 101-102), à « la responsabilité politique de chacun et défend donc l’organisation volontaire de la vie sociale contre les logiques non politiques ». Une telle éducation passe nécessairement par la culture du respect de la chose publique, de la tolérance de la différence et de la paix.

Cela nécessite absolument que le mode de succession à la tête de la chefferie traditionnelle soit plutôt électif qu’héréditaire. C’est de cette façon qu’on pourra substituer à la logique de l’imposition qui fonde souvent l’exercice de l’autorité du chef traditionnel camerounais, celle du débat démocratique. En se fondant sur l’hérédité, donc sur la logique fixiste des castes, comme s’il y avait une essence inoxydable de chefs dont on ne peut avoir l’expérience que dans telle ou telle famille, on fait dangereusement l’impasse sur la qualité des ressources humaines des personnes appelées à assumer, dans un village ou dans un groupement, les fonctions de chef traditionnel. Le principe de l’hérédité qu’on préfère souvent au principe de l’élection, seul pourtant à même de permettre à la volonté générale des membres d’une communauté anthropologique de s’exprimer politiquement, fait courir à la chefferie traditionnelle le risque de s’enfermer dans une caste. Sachant que l’ordre de succession relève du principe de l’hérédité et non de la volonté populaire, le chef traditionnel qui se prend pour celui en faveur de qui les forces cosmiques ont jeté leur dévolu suivant les raisons métaphysiques et théologiques que ses administrés sont loin de connaître ou de comprendre, est alors beaucoup plus prédisposé à devenir soit un chef féodal, soit un petit monarque absolu qu’à se montrer perméable aux exigences de la démocratie.

La chefferie traditionnelle se disqualifie en tant qu’institution devant continuer d’exister dans une gouvernance soucieuse de promouvoir l’éthique républicaine, gage d’un vivre-ensemble juste et pacifique, lorsque son jeu de langage a pour références l’autorité personnelle du chef et ses appétits politiques et économiques. Si l’État camerounais ne tient pas à abandonner la politique des chefferies, il importe donc que celles-ci révolutionnent leur jeu de langage administratif et politique, en cherchant, par exemple, leurs références non plus dans la féodalité désuète, encore moins dans les divers modes d’expression de la monarchie absolue, mais plutôt dans la république. Ce n’est qu’ainsi que le chef traditionnel peut non seulement apporter des réponses à la fois appropriées aux questions existentielles qui se posent de plus en plus à ses administrés, mais aussi contribuer à la promotion de la citoyenneté des Camerounais et à une meilleure expression de leur humanité dans l’histoire. La topologie et la logique instrumentale de la chefferie traditionnelle ne peuvent donc se légitimer dans la gouvernance camerounaise actuelle que si cette institution améliore considérablement la qualité de sa participation au jeu politique local et national, en promouvant, par exemple, dans les communautés anthropologiques qui la constituent, les valeurs éthiques et politiques susceptibles d’enrichir la citoyenneté des Camerounais et de les aider à actualiser leur humanité dans un monde où sévit de plus en plus la crise de l’humain.

Conclusion

            L’inflation des titres féodaux et royaux dont on a actuellement l’expérience sur la scène administrative et politique camerounaise est à la fois en contradiction avec les paradigmes de la démocratie et en rupture de phase avec l’esprit républicain. On ne peut pas convenablement actualiser sa citoyenneté dans une république en surajoutant à son identité nominale des titres comme : Sa majesté, Princesse ou Prince. La recrudescence de ces titres dans la gouvernance camerounaise est politiquement régressive vers des modes d’expression archaïque du pouvoir. Une telle régression permet de douter de l’actualité et de la pertinence institutionnelles de la chefferie traditionnelle. Un tel doute ne peut se dissiper que si la chefferie traditionnelle s’intègre administrativement et politiquement dans la structure principielle de la gouvernance moderne, telle qu’elle est définie par le souci des droits de l’homme, de la justice, de la tolérance de la différence et de la paix.

En somme, la place de la chefferie traditionnelle dans le processus de démocratisation camerounais dépend absolument de sa « républicanisation », c’est-à-dire de la possibilité qu’a son jeu de langage administratif de se référer désormais aux valeurs éthiques et politiques que la gouvernance moderne a généralement en vue. Pour survivre à la modernisation irréversible de la gouvernance camerounaise, la chefferie traditionnelle doit pouvoir opérer ou subir une profonde mutation sans laquelle, dans l’impossibilité de s’ajuster, elle se condamnera à disparaître dans le temps de la scène administrative et politique camerounaise. Dans le meilleur des cas, elle se fera asservir par le politique pour jouer une fonction instrumentale fort préjudiciable à l’expression citoyenne des droits de l’homme. Ce n’est qu’au prix de cette importante mutation nécessaire, dans la perspective de sa « républicanisation », qu’elle pourra convenablement résoudre les problèmes de topologie et de sens qu’elle pose actuellement dans une gouvernance camerounaise qui, parce qu’elle doit s’arrimer aux principes de la nouvelle dynamique politique globale, est l’objet d’une modernisation irréversible.

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Professeur Lucien AYISSI
Université de Yaoundé 1-Cameroun.

 

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