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15 décembre 2006 5 15 /12 /décembre /2006 17:21

Article publié dans Le Cahier philosophque d'Afrique, N° 004, 2006, pp. 113-133.

Introduction

, ce n’est pas du tout le cas des sociétés africaines dont l’enseignement universitaire n’accorde pas une place importante à l’éthique. Le peu de place qui lui revient dans cet ordre d’enseignement n’est pas dû à l’absence des problèmes d’ordre éthique en Afrique. Ce n’est pas non plus le fait de l’inaptitude des Africains à interroger leur agir pour pouvoir en évaluer le sens humain. Il s’agit encore moins du fait que les Africains aient cyniquement choisi de soumettre leur existence à une logique postmoraliste, celle dans le cadre de laquelle les problèmes d’ordre axiologique sont considérés comme des pseudo-problèmes. Le retard des sociétés africaines pourrait-il suffisamment expliquer le contraste qu’il y a entre l’inflation de l’éthique dans les sociétés démocratiques de l’Occident et sa pauvreté en Afrique ? Si oui, pourquoi ce retard, qui est une réelle entrave à la promotion des droits de l’homme et à la dignité de la personne de l’Africain, n’est-il pas l’occasion d’une vaste réflexion éthique dans les universités africaines ? Le peu de place que l’enseignement de l’éthique y occupe peut-elle aussi se comprendre à partir de la difficulté qu’il y a à enseigner l’éthique, cette dynamique réflexive portant sur ce qui se fait pour en sonder le sens humain ? En effet, comment pouvoir enseigner, pourrait-on se demander, le doute éthique dont l’objectif est de « déconstruire les règles de conduite qui forment la morale, les jugements de bien et de mal qui se rassemblent au sein de cette dernière » ? Comment enseigner adéquatement la manière de penser le devoir, de définir l’impératif du « Tu dois » ou du « Nous devons » de façon à corriger la faillite du sens qui fait le lit de l’amoralisme et du nihilisme, pour redonner à la société et à l’humanité les repères éthiques permettant de mettre la vie et la dignité de la personne à l’abri de la destruction ou de l’aliénation ?

            S’il n’est pas aisé d’enseigner la manière de douter ou de s’interroger, par exemple, sur l’humanité d’une vie de plus en plus soumise aux impératifs économiques du « totalitarisme marchand », sur la qualité morale du contrat sur le mode duquel doivent se rapporter le patient et le praticien, ou sur la qualité de la vie pouvant résulter des manipulations génétiques fort hardies, il est possible d’enseigner l’éthique en tant que matière dont on peut définir conceptuellement les principes épistémologiques aussi bien que les exigences téléologiques. À travers la matière d’enseignement, il est donc possible d’enseigner la manière de formuler le doute éthique qui caractérise toute dynamique réflexive que nous imposent les impasses ou les dilemmes existentiels. À l’instar de Socrate et de Descartes qui enseignaient moins la maïeutique et le doute que l’art de s’interroger sur les vérités établies, les idées reçues ou les pratiques gouvernées par la routine pour en évaluer la validité conceptuelle et la pertinence épistémologique, l’éthicien est celui qui entretient dans les consciences l’inquiétude éthique qui permette une saine gestion de la vie et une protection de la dignité de la personne dans le cadre de sécurisantes balises axiologiques.

            La priorité généralement accordée en Afrique aux disciplines dont la causalité est évidemment établie dans la résolution des problèmes vitaux est liée à un certain pragmatisme éthiquement déficitaire, celui que les États africains manifestent clairement dans le traitement des questions de développement. La volonté de maîtriser les urgences de la vie, impose, en Afrique, sa nécessité aux questions d’ordre éthique qu’on se représente généralement comme des problèmes secondaires. L’incidence de ce pragmatisme est remarquable sur le rapport de l’enseignement universitaire africain à l’éthique. En effet, les enseignements dignes d’intérêt sont surtout ceux qui dotent l’étudiant d’une expertise efficace par rapport aux nécessités du marché de l’emploi ou à la résolution des problèmes vitaux. Dans un contexte dominé par ce pragmatisme sommaire, on ne voit pas l’intérêt de l’enseignement de l’éthique à côté de celui de l’économie, de l’informatique, de la physique, de la chimie, de la technique, etc. On ne peut pas facilement comprendre l’importance qu’il y a à créer, dans l’enseignement supérieur africain, des facultés ou des instituts d’éthique. Le peu d’intérêt que suscite l’éthique par rapport à la technoscience, s’explique donc par un certain fétichisme de la science et de la technique qui ont permis à l’Occident de devenir le maître du monde.  Ce fétichisme est d’ailleurs clairement exprimé à travers le vœu formulé, dans une perspective quasi « occidentolâtrique », par Marcien Towa, un philosophe camerounais, qui préconise que l’Afrique s’engage, dans le processus de son développement, dans une aventure prométhéenne, en s’emparant, au besoin, de la technoscience, ou plus précisément du « secret de la puissance de l’Occident ». Towa fonde son optimisme technoscientifique sur le « principe de la puissance » et ne s’interroge pas sur le sens éthique d’un tel principe. L’Occident dont la puissance fascine Towa n’est certes pas celui de Marcuse, de Habermas ou de Jonas pour qui le scientisme et le technicisme occidentaux sont éthiquement problématiques. D’autres philosophes africains, tels que Paulin Hountondji et Fabien Eboussi Boulaga, ont, pour l’essentiel, le même optimisme technoscientifique en partage avec  Towa. Obnubilés par la puissance de l’Occident, Hountondji et Eboussi promeuvent également le développement de la rationalité scientifique et technique en Afrique, sans se préoccuper des implications éthiques de la science et de la technologie à maîtriser par ce continent. Ce scientisme partagé par des penseurs d’une même génération, peut s’expliquer par le principe hégélien en vertu duquel toute « philosophie est fille de son temps ». La difficulté qu’il y a à sauter au-dessus de son temps problématise la pertinence de toute option éthique devant s’appliquer au-delà de la période qui a motivé son choix. En optant pour « l’éthique » scientiste ou positiviste comme mode de résolution du problème du développement de leur continent, ces philosophes africains nous aident davantage à faire une lecture appropriée de l’état des lieux du rapport de l’éthique à l’enseignement universitaire en Afrique.

            La nécessité inhumaine que le sous-développement impose aux Africains, amène ces philosophes à poser le problème du développement en marge de toute préoccupation éthique. Leur silence sur la qualité du développement à promouvoir en Afrique est donc suffisamment significatif en soi : il signifie que le développement de l’Afrique est si important que les Africains peuvent chercher à le réaliser dans le cadre d’un pacte tout à fait faustien avec la technoscience occidentale.

            Parce que très appropriées non seulement à la compréhension et à la maîtrise de la législation du réel, mais aussi à la matérialisation des attentes de l’humanité, les sciences positives et la technique sont beaucoup plus à l’honneur dans l’enseignement universitaire africain que l’éthique qui semble passer pour un luxe bourgeois qu’une Afrique menacée par la pauvreté ou hantée par la misère ne peut se payer qu’en faisant preuve de masochisme. La résolution d’un problème aussi épineux que la pauvreté risque donc de se faire en Afrique dans l’oubli des interpellations éthiques, celles auxquelles on est pourtant sommé de déférer, réflexivement parlant, lorsqu’il est question de protéger la vie et la dignité de la personne contre ce qui est susceptible d’en aliéner le sens et la valeur.

            Mais, le champ conceptuel de l’univers académique africain n’est pas tout à fait désinvesti par l’éthique. Celle-ci y apparaît généralement dans le cadre des prestations pédagogiques ayant une finalité descriptive des diverses problématiques éthiques parmi lesquelles l’éthique kantienne de la personne occupe une place de choix. C’est surtout à travers la philosophie morale que l’éthique existe souvent dans l’enseignement supérieur africain. L’objectif pédagogique de l’exploration conceptuelle des grands courants éthiques dans cet ordre d’enseignement est de familiariser les étudiants avec les divers systèmes de pensée éthique, de leur permettre, par exemple, de pouvoir bien distinguer les éthiques de la transcendance de celles de l’immanence. Dans les universités africaines, l’enseignement de l’éthique, qui fait encore figure de parent pauvre dans le répertoire pédagogique, est généralement pris en charge par la philosophie.

            Faut-il donc, compte tenu de la particularité de l’être-au-monde de l’Afrique – celle qui la motive à accorder beaucoup plus d’intérêt à ce qui peut l’aider à résilier ses complexes de continent sous-développé qu’à l’éthique –, envisager l’élaboration d’une éthique régionale ? Autrement dit, faut-il nécessairement contextualiser l’éthique ? Mais qu’est-ce qui resterait de l’éthique si on la contextualisait au point de la relativiser ? Se poser ces questions revient à s’interroger sur la légitimité d’une éthique unitaire dont on pourrait enseigner les principes épistémologiques dans les universités africaines, dans l’indifférence de la spécificité des problèmes africains.

            Pour pouvoir répondre adéquatement à cette question, il convient de savoir si la nature humaine est une ou multiple, ou si la dignité de la personne et l’axiologie sont si variables qu’on doive nécessairement contextualiser l’éthique au point de la tropicaliser, par exemple, en Afrique.

            Dans l’impossibilité de mettre la nature humaine et la personne sous la catégorie du variable ou du relatif, nous pensons qu’une telle casuistique n’est pas pertinente et qu’une éthique régionale n’est pas convenable. Avec les échanges qui se planétarisent de plus en plus, l’Afrique ne peut plus continuer d’alléguer la particularité de son être-au-monde pour s’autoriser une éthique d’exception, car elle n’est plus à l’abri des problèmes que son processus de modernisation n’a pas encore suscités.

            Bien qu’elle ne soit pas encore une société de consommation, l’Afrique fait déjà face aux défis de la logique marchande du néolibéralisme. La tendance à la marchandisation de l’homme, vérifiable dans la dissolution de son humanité dans la masse des objets à vendre ou à acheter, concerne également l’Afrique. Dictée par les nécessités de la pauvreté, la marchandisation de l’homme est un danger auquel des contextes comme l’Afrique sont beaucoup plus exposés que les sociétés développées. Une éthique provisoire dont l’Afrique pourrait s’accommoder, en attendant qu’elle soit développée, n’est pas non plus pertinente. On ne saurait différer le traitement des problèmes relatifs aux droits de l’homme et à la dignité de la personne au motif qu’il est plus urgent de résoudre les problèmes dus à la pauvreté que ceux qui concernent l’éthique, car permettre aux gens l’accès à la jouissance des produits de la modernité n’offre pas toujours à leur dignité des garanties de protection.

            Tous ces problèmes imposent donc à l’enseignement universitaire africain des défis épistémologiques à relever pour qu’il ne soit plus réservé à l’éthique une place étique dans le répertoire des programmes pédagogiques, sous le fallacieux prétexte qu’il s’agit d’un luxe inutile que l’Afrique actuelle ne doit pas se payer.

. Quand elle est assurée de ne pas pouvoir la sauvegarder, la médecine recourt de plus en plus aux soins palliatifs pour que la vie humaine, qui est un absolu, soit accueillie avec beaucoup de respect par une mort qu’on ne peut malheureusement pas empêcher. C’est donc en vertu du principe de l’absoluité de la vie humaine que le conatus qui est, dans l’éthique spinoziste, l’expression de la joie substantielle par accroissement de l’appétit de soi, ne doit jamais être mobilisé contre la vie qu’on a tendance à soumettre, pour le contentement de son égoïsme, aux modalités mercantiles de la logique économique du néolibéralisme. C’est le principe de l’absoluité de la vie humaine qui a amené des penseurs comme Max Weber, Hans Jonas, Umberto Galimberti, Hans Goerg Gadamer à concevoir une philosophie de la nature, d’orientation anthropocentriste, sur la base du principe de la « somptuosité de la vie humaine sur l’harmonie naturelle ». En vertu de ce principe, on doit s’insurger « contre toutes les effractions artificielles, technomédicales en tête, qu’elle peut subir. »

Concevoir la vie comme une valeur absolue exige donc la délimitation du champ de pertinence éthique de sa prise en charge non seulement dans le vivre-ensemble, mais aussi et surtout dans les pratiques biomédicales pour que celles-ci, dont l’efficacité est de plus en plus accrue avec l’essor actuel des biotechnologies, ne se déroulent par-delà le bien et le mal. Par-delà toute sanction éthique, les pratiques biomédicales, dont la fin est de conserver la vie, d’atténuer la douleur afin de réduire la souffrance ou de rétablir l’autonomie de la personne, risquent de donner à la médecine les apparences d’un art pervers et faire passer l’hôpital pour le couloir qui donne sur le cimetière au terme de fort pénibles épreuves inhumaines.

La notion de vie implique donc celle de soins à prodiguer. Soigner ne consiste pas seulement à appliquer mécaniquement un traitement destiné à corriger une pathologie donnée ou à calmer une douleur opiniâtre. Avoir à gérer la souffrance délétère, la douleur térébrante ou pulsatile d’un patient ne consiste pas uniquement à lui administrer des antalgiques. Soigner, c’est prendre vraiment en charge le patient ; c’est entrer dans une véritable relation de sympathie avec lui à travers l’attention qu’on porte à sa souffrance, de telle sorte qu’il n’envisage pas le futur suivant les lourdes charges psychologiques du présent. Sa conception du futur sera d’autant plus optimiste que le contrôle de sa douleur et le traitement de sa pathologie se déroulent dans le cadre d’une relation contractuelle où il participe, par voie de consentement libre et éclairé, aux réponses curatives ou palliatives que le praticien donne aux diverses altérations physiques et aux épreuves psychologiques de son être. Dans son rapport au patient, le médecin doit donc, comme le dit Mylène Botbol-Baum, réprimer la tendance à l’ « infantilisation paternaliste » du souffrant et « réapprendre la place de l’intersubjectivité dans la relation de soin pour pouvoir répondre de son patient, non seulement au niveau technique, mais au niveau éthique, dont le premier principe est de lutter contre la destinée de la souffrance par un acte de liberté. » Cela ne peut se réaliser que dans le cadre de ce que Guy Nicolas appelle fort à propos « le contrat des soins » qui nécessite un dialogue entre le patient et le praticien. Le problème qui se pose alors est de savoir comment pouvoir dialoguer avec un partenaire rongé par la souffrance et qui ne demande qu’à être délivré de son pathos même sans la participation de son logos. Pourquoi devoir ajouter aux obligations combien difficiles du praticien, peut-on encore se demander, en le soumettant à ce type de contraintes dans un rapport où la maladie et la souffrance n’attendent jamais que se noue cette relation contractuelle ? Peut-on la nouer efficacement dans des ères culturelles où le patient se représente le médecin comme un dieu de proximité, sinon comme un thaumaturge essentiellement bienveillant, et où le ratio malade-praticien est très faible ?

Pour répondre à ces questions, nous pouvons tout simplement dire que le respect que nous devons témoigner à la personne nous interdit de l’assimiler à une bête ou à une chose à laquelle nous pourrions destiner notre bienveillance sans sa participation. Le respect que nous devons à la personne concerne tout l’être de celle-ci, notamment sa dimension logique, celle grâce à laquelle elle noue des relations sociales dans lesquelles s’insère effectivement le « contrat des soins ». Dialoguer avec son praticien pour être informé des actions biomédicales à subir et des risques éventuels que de telles actions pourraient entraîner, est un droit qui est reconnu au patient. À travers ce dialogue, ce dernier est assuré que la pathologie dont il souffre ne l’a pas extrait de la société ; par le consentement éclairé que le praticien attend de lui, il a également la garantie qu’il sauvegarde, malgré tout, la liberté qui justifie la dignité de la personne.

            Soigner l’autre consiste donc à l’aider à supporter dignement le fardeau pathologique dont il lui serait très difficile d’assumer le poids physique et psychologique, s’il devait y faire face dans le déficit complet de sollicitude. Parce que le regard du souffreteux est à la fois l’expression d’une détresse et d’un appel au secours, c’est la qualité des soins à lui prodiguer qui peut l’amener à ne pas se sentir exclu de l’humanité à cause de sa maladie ou de son handicap. L’épiphanie de l’autre, comme le souligne si bien Emmanuel Levinas, « consiste à nous solliciter par sa misère dans le visage de l’Étranger, de la veuve ou de l’orphelin. » Soigner, comme le dit Emmanuel Hirsch, « c’est travailler contre la douleur, c’est affirmer notre attachement aux valeurs qui inspirent et légitiment notre présence auprès de la personne malade en demande de sollicitude, d’attention, de respect, mais aussi de soutien quand elle se sent proche de l’impossibilité de faire face. » Le devoir d’humanité et de responsabilité que nous avons envers le souffreteux s’explique non seulement par le fait que la vie, même lorsqu’elle est soumise aux dures contraintes pathologiques et aux sévères restrictions que certains handicaps imposent à son autonomie, mérite du respect, mais aussi au fait que la personne, comme le dit Kant, est « l’objet d’un respect immédiat ». Quelle soit donc bien portante, malade ou handicapée, la personne mérite du respect. Si la maladie ou l’infirmité restreignent les capacités physiques de la personne, elles n’en diminuent pas la valeur ; elles n’en aliènent pas non plus la dignité. La nécessité de respecter le souffreteux se comprend à partir de son statut ontologique. Si cet être est nécessairement digne de respect, c’est parce que c’est une personne, c’est-à-dire « une fin en soi » qui, en dépit de sa débilité ou de son infirmité, est un être dont l’humanité est une valeur imprescriptible en vertu du principe de la dignité de la personne.

, mais un être qui échappe à l’anonymat du quidam par les valeurs humaines dont elle est porteuse et qui inspire le respect. C’est, en fait, un ensemble de déterminations éthiques et non un simple moi biologique qui existerait soit comme une chose parmi tant d’autres, soit comme un vulgaire bien économique dont la valeur pourrait, comme celle de n’importe quelle autre, fluctuer suivant le cours du marché. Son être coïncide avec un certain nombre de valeurs qui font que la personne soit le point d’intersection entre l’ontologie et l’éthique. La spécificité du statut ontologique de la personne nous impose de la traiter dans le cadre des valeurs discriminantes : en tant que sujet éthique, cet être dont l’universalité transcende la singularité de son caractère génétique et immunologique, n’est ni un cobaye ni une valeur marchande. Elle n’est donc pas un objet d’expérimentation ; elle n’est pas non plus l’objet d’une estimation vénale, car, comme le dit Kant, elle n’a pas « un prix marchand » parce qu’elle a « une valeur intrinsèque, c’est-à-dire une dignité. » Comme être raisonnable et respectable, la personne doit être considérée « non pas simplement comme un moyen », mais toujours « en même temps comme une fin. » On ne peut la concevoir comme moyen qu’avec son libre consentement et pour une fin qui ne doit d’ailleurs être ni étrangère ni nuisible à sa personne. C’est pour cela qu’en tant que fin en soi, la personne ne saurait, comme le dit Raymond Court, « être subordonnée à une autre fin par rapport à laquelle elle servirait de moyen et qui, pour cette raison, est valeur absolue. » Comme telle, la personne a une dimension éthique inaliénable qui nous impose des devoirs à assumer vis-à-vis d’elle. Remplir nos devoirs envers elle exige au préalable, comme le souligne Kant dans la Métaphysique des mœurs, que nous nous acquittions d’abord, en dépit de la contradiction apparente que cela comporte, des devoirs que nous avons vis-à-vis de nous-mêmes en tant qu’hommes, ceux relatifs à la connaissance morale de nous-mêmes par un retour impératif au « connais-toi toi-même » de Socrate. Ce premier commandement qui intervient pour tous les devoirs envers soi-même est, dans la philosophie pratique de Kant, assorti d’une mesure éthique très prohibitive : « l’homme ne peut aliéner sa personnalité aussi longtemps qu’il est question pour lui de devoirs, par conséquent, aussi longtemps qu’il vit, et ce serait une contradiction pour lui que d’être autorisé à se délivrer de toute obligation, c’est-à-dire d’agir aussi librement que s’il n’avait besoin pour agir ainsi d’aucune autorisation. »

            Qui pourrait donc donner à la personne qui veut, par exemple, se suicider l’autorisation de le faire et, par conséquent, le pouvoir d’ « extirper du monde, autant qu’il dépend de soi, la moralité dans son existence même, laquelle est pourtant une fin en soi » ? Pour Kant, « disposer de soi comme d’un simple moyen en vue d’une fin quelconque, c’est abaisser l’humanité en sa propre personne (homo noumenon), à laquelle pourtant l’être humain (homo phaenomenon) était confié pour sa conservation. » Si Kant condamne le suicide au motif qu’il est un acte irresponsable dû au manquement de la personne envers ses propres devoirs, il désavoue également, et pour les mêmes raisons, le « suicide partiel » ; il le désapprouve davantage quand il est motivé par le lucre. C’est le cas, lorsqu’on se prive « d’une partie intégrante de soi-même, en tant qu’elle constitue un organe (se mutiler), par exemple, donner ou vendre une dent pour qu’elle soit implantée dans la gencive d’un autre, ou se laisser castrer pour pouvoir mener plus aisément une vie de chanteur, etc. »

            Si la « bioéthique » kantienne n’est pas régie par un rigorisme analogue à celui de son éthique formelle de la personne, car elle est assortie de restrictions et ne condamne pas catégoriquement le « suicide partiel », dans le cas, notamment, des amputations nécessaires pour cause de maladie irréversible, elle interdit formellement l’instrumentalisation de son corps à des fins lucratives. D’après Kant, la vente des parties de son corps est « un crime envers sa propre personne. »

            S’il incombe déjà à la personne des devoirs qu’elle doit assumer vis-à-vis d’elle-même, il existe surtout, dans son rapport à d’autres personnes, des devoirs d’amour et de respect. Assumer le devoir d’amour et de respect envers son prochain, c’est, comme le dit Kant, faire siennes les fins morales d’une autre personne et se garder d’abaisser aucune autre personne jusqu’au point où elle serait uniquement un moyen, c’est-à-dire renoncerait à elle-même pour se faire « l’esclave de mes fins ». Les maximes kantiennes du devoir d’amour et de respect envers la personne nous rappellent notre responsabilité vis-à-vis d’autrui.

, telles qu’elles sont cyniquement développées dans le capitalisme hédoniste et permissif actuel par des Narcisse superbement indifférents aux malheurs des autres personnes, qui caractérise effectivement ce vide éthique. Renoncer à sa singularité consiste, pour la personne, à assumer les devoirs qui lui incombent en tant que sujet éthique.

            La notion de devoir, que Kant nous permet déjà de saisir en tant qu’obligation vis-à-vis de soi dans la protection de sa vie, de son corps et de sa personne, est surtout féconde, au plan éthique, dans l’intersubjectivité consécutive à « l’épiphanie de l’Autre », à sa révélation à moi dans un face à face. D’après Levinas, c’est au cours de la « révélation de l’Autre » que s’inaugure l’éthique. Ce n’est que dans la « conjoncture » qu’Autrui m’apparaît comme un être qui « m’interpelle et me signifie un ordre, de par sa nudité, de par son dénuement. C’est sa présence qui est sommation de répondre. » C’est effectivement au cours de ce face à face que le Même parvient à l’aperception de son devoir de responsabilité vis-à-vis de l’Autre. La « révélation de l’Autre » à moi me dévoile ma responsabilité. Son étrangeté qui consiste pour lui à être « réfractaire à toute typologie, à tout genre, à toute caractérologie, à toute classification », doit motiver le Même à le reconnaître dans sa détresse ou son désarroi, en faisant don de soi à la mesure de « sa dimension de hauteur » qui est sa transcendance. L’étrangeté de l’Autre s’explique, selon Levinas, par sa liberté, celle qu’il a d’ailleurs en partage avec le Même, car « seuls les êtres libres peuvent être étrangers les uns aux autres. » Par son étrangeté, Autrui a une transcendance respectable qui n’est certes pas Dieu, mais dont le visage nous révèle le lieu de la hauteur de Dieu, en même temps qu’il nous fait entendre sa parole. Dans sa phénoménologie du visage de l’Autre, Levinas conçoit la « conjoncture » du Même et de l’Autre dans un espace métaphysique qu’il assimile à une relation sociale fondée sur le devoir de responsabilité vis-à-vis d’autrui.

            Qu’il s’agisse de l’éthique de l’immanence ou de la transcendance, il ressort que la personne est cet être envers lequel on est lié par le devoir de respect et de responsabilité en vertu soit de sa dignité, soit de sa transcendance. La relation sociale dans laquelle nous sommes engagés avec l’Autre nous impose donc nécessairement le devoir de respecter sa personne et de répondre d’elle.

Ce qui se recoupe conceptuellement entre l’éthique kantienne – laquelle la transcendance n’intervient qu’en tant que postulat de la raison pratique – et celle de Levinas où la transcendance de l’Autre se dévoile à travers la nudité de son visage, c’est que les impératifs éthiques à assumer vis-à-vis de la personne se déduisent de son ontologie : l’être de la personne nous impose le devoir d’entretenir avec l’homme des rapports essentiellement éthiques, ceux par lesquels nous devons collaborer à la promotion de l’humanité dans le temps et dans l’espace. Pour cela, il faut, comme l’affirme Philippe Meyer, « maximiser l’accès au Bien et réduire l’incidence du Mal » en évitant d’affecter notre rapport à autrui d’un coefficient de maléficience. Si le devoir de responsabilité s’impose à nous comme un impératif éthique à assumer nécessairement, c’est pour que l’homme puisse actualiser davantage son humanité en sortant victorieux de la lutte qu’il mène contre le mal.

            Mais, ce devoir de responsabilité doit, selon Hans Jonas, prendre en compte la transformation survenue dans l’essence de l’agir humain au cours de la dialectique perverse qui fonde désormais le rapport de l’homme à la technique : destinée à réaliser le bonheur de l’humanité, la technique moderne est devenue une réelle menace pour l’homme. Pris dans la nasse de la technique, le génie de l’homme s’exprime dans le paradoxe : l’homo faber qui s’est assigné le rôle démiurgique de prendre en main son évolution conformément à son propre projet, a fini par faire lui-même partie des objets de la technique. L’importante menace que le pouvoir technologique fait peser sur l’homme exige que ce denier place son agir sous le signe d’une éthique adaptée au nouveau type de l’agir humain. Jonas formule l’impératif de cette « éthique d’avenir » ainsi qu’il suit : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre. » Cet impératif éthique, dont la tonalité est semblable à celle des maximes kantiennes, nous rappelle notre responsabilité non seulement à l’égard du présent, mais aussi vis-à-vis du futur, en tenant compte des « effets ultimes » de notre agir actuel. Il convient, pour cela, de définir le type de « savoir des valeurs » devant représenter l’avenir dans le présent.

            À l’éthique de la simultanéité et de l’immédiateté de Kant, celle à laquelle il manque, d’après Jonas, « l’horizon temporel » pouvant permettre d’envisager la cohérence de notre conduite actuelle par rapport à l’avenir, l’auteur du Principe responsabilité substitue l’éthique de la responsabilité, une « éthique d’avenir » fondée sur le savoir et la prévision du possible. Cette éthique proportionne le devoir commensurablement au pouvoir de l’homme actuel pour que son agir n’hypothèque pas l’avenir de l’humanité. Protéger les plus grands pouvoirs – au moyen des valeurs éthiques dominées par le souci de la postérité que doit cultiver « l’heuristique de la peur » – contre l’utopisme délirant ou « le dénuement du nihilisme », tel est le but de l’éthique de la responsabilité.

aujourd’hui qu’hier. Pour toutes ces raisons, l’éthique doit cesser de faire figure de parent pauvre dans le répertoire des programmes d’enseignement des universités africaines.

Bibliographie

Ambroselli, Claire, L’Éthique médicale, Paris, PUF, Co

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