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29 février 2024 4 29 /02 /février /2024 09:10

Introduction

Les jeunes ne sont pas seulement ceux qui font partie d’un ensemble démographique dont les membres tirent prétexte de leur jeunesse pour s’autoriser à remettre en cause l’ordre éthique et politique établi par ceux qui les ont biologiquement suscités. Ce sont aussi et surtout des êtres dont la psychologie est saturée de représentations oniriques qui les motivent à juger le monde réel à l’aune de leurs multiples fantasmes. Parmi les fantasmes qui structurent leur psychologie et à la sanction desquels ils jugent leur espace-temps d’appartenance, il y a celui de la Terre promise, c’est-à-dire celle où sont censés couler le lait et le miel qu’ils pourraient se contenter de boire s’il leur était donné la possibilité d’y accéder.

Si le présent exposé a pour dessein de déterminer les fantasmes qui rendent compte de la volonté des jeunes Africains à se constituer anachroniquement disciples d’Abraham, au point de s’investir, au grand péril de leur vie, dans des mouvements migratoires ayant pour fin de leur assurer l’accès à ce qu’ils se représentent comme la Terre promise à eux soit par leurs ancêtres, soit par la référence théologique de leur culte de préférence, il a aussi pour fin d’identifier le terreau fertile pour ces fantasmes. Dans l’espoir d’accéder, avec bonheur, à l’intelligibilité de ce phénomène, nous allons d’abord procéder à une rapide phénoménologie des mouvements migratoires des jeunes Africains. Nous allons ensuite convoquer l’argument psychologique de la peur du vide pour en déterminer le fondement et les conséquences. Dans la dimension propositionnelle de notre exposé, nous procèderons à des suggestions de nature à contribuer à la résolution de l’épidémie des malaises sociaux dont souffrent la plupart des pays d’Afrique, et qui prédisposent leurs jeunes ressortissants à croire pouvoir trouver dans l’exode la solution propice à leurs problèmes.

I-Une brève phénoménologie des dynamiques migratoires des jeunes Africains vers ce qu’ils prennent pour la Terre promise

Le mirage de l’ailleurs et les autres illusions dont il est chargé, exercent généralement sur la psychologie des jeunes Africains un tel pouvoir de fascination que ces derniers se représentent les chez eux comme l’enfer dont ils doivent à tout prix sortir pour accéder à la pleine et paisible jouissance des délices de la Terre promise.

Ces illusions sont celles dont sont surtout victimes ceux des jeunes Africains qui désespèrent de relever, chez eux, les défis des impératifs historiques les plus vitaux que sont se nourrir, se vêtir et se loger, s’éduquer et se cultiver étant des luxes bourgeois qu’ils ne peuvent pas se payer par la nécessité de leurs propres moyens.

Le fait qu’ils ne puissent pas faire face à l’adversité caractéristique du chez eux les motive non seulement à prendre leur pays d’appartenance pour des lieux de genèse de la pauvreté et de la misère, mais aussi à faire de l’ailleurs le point focal de leurs fantasmes. Si l’ailleurs est si fantasmé par eux, c’est parce que l’ici ou le chez eux est infernal, compte tenu du fait qu’il ne donne pas à leur aspiration à exister dignement la moindre chance de se réaliser.

Les jeunes gens désespérés qui prennent, à tort ou à raison, l’Occident pour leur Terre promise n’hésitent pas à courir le risque d’être enterrés dans ce cimetière aquatique que la Méditerranée est devenue pour les migrants. Le rêve d’une vie meilleure dans un paradis terrestre prend, dans les représentations de beaucoup d’entre eux, la forme d’une obsession si pathologique qu’il leur est difficile d’envisager leur vie et leur existence en dehors de ces pays des merveilles que l’Italie, l’Espagne, la France, la Suisse, la Belgique, la Grande-Bretagne, l’Allemagne ou les États-Unis sont pour eux.

Pour accéder à un paradis terrestre, au lieu d’attendre d’être admis à faire valoir sa vie future dans cet Eldorado dont parlent La Bible et Le Coran, certains jeunes Africains lorgnent aussi du côté de l’Orient. S’ils croient pouvoir réaliser leur aspiration à exister à Dubaï ou en Chine plutôt qu’en Occident, leurs motivations ne diffèrent pas de celles de ceux qui courent le risque d’être transformés en ressources halieutiques propices à la gastronomie des éléments de la faune maritime de la Méditerranée. Si tous ces disciples d’Abraham fantasment d’une terre où coulent le lait et le miel, c’est parce que leur psychologie est gouvernée par la peur du vide.

II-La peur du vide comme principale clé d’explication du phénomène migratoire des jeunes Africains

La peur du vide est précisément celle qu’éprouvent les jeunes dont l’aspiration à exister est frustrée en Afrique du fait de l’illisibilité sociopolitique de cet espace-temps dont l’adversité les amène à rêver d’une vie meilleure, mais dans un autre espace-temps coloré suivant leurs fantasmes. Si l’onirique ou le fantasmatique dont se nourrit la peur du vide, impose sa nécessité à leur système de représentations, c’est parce qu’il est ce par quoi les jeunes refusent de continuer de mener une existence conjecturale fondée sur le « si » et le « peut-être ». C’est effectivement par le biais du rêve qu’ils croient pouvoir échapper à une réalité à laquelle ils ne sont pas en mesure de donner un sens véritablement humain.

La peur du vide qu’éprouvent les jeunes Africains qui ne croient pouvoir la dissiper qu’en migrant à l’étranger, c’est aussi celle de voir leurs rêves brisés ou accaparés par ceux qui collaborent plutôt à leur instrumentalisation politique qu’à leur épanouissement, notamment lorsqu’ils se contentent de les solliciter soit pour garnir les troupes de tel ou tel parti politique, soit pour qu’ils s’inscrivent dans telle ou telle officine de promotion de l’obscurantisme.

La peur du vide est donc celle que les jeunes Africains éprouvent d’être effacés du paysage éthique et politique des pays auxquels ils appartiennent objectivement, mais dans lesquels ils ne peuvent actualiser ni leur humanité ni leur citoyenneté, parce que la dynamique politique de ces pays ne donne à leur aspiration à exister aucune chance de prospérer. La volonté de dissiper cette peur, en comblant le vide qui la suscite, motive alors les jeunes Africains à développer des stratégies de fuite qui consistent, pour l’essentiel, à migrer vers des terres inconnues qu’ils croient suffisamment propices à la réalisation de leur aspiration à exister dans un monde auquel ils ne tiennent pas à se rapporter en qualité de simples figurants. S’ils fuient le chez eux, c’est effectivement pour cesser d’être les spectateurs d’une dynamique historique dont les autres sont les facteurs exclusifs.

En clair, si ces jeunes fuient le chez eux, c’est parce qu’ils rêvent de devenir ce qu’ils ne sont pas. C’est donc par peur d’être, coincés dans l’étau de la pauvreté, au point de continuer d’être enfermés dans le ghetto des quantités sociales négligeables et méprisables qu’ils fuient le chez eux. La volonté de compter aussi dans une géographie politique dont les autres maîtrisent aussi bien le relief que l’hydrographie, de manière à pouvoir la marquer son histoire de leur empreinte d’humains et de citoyens, les motive à refuser d’être condamnés à mener une existence bricolée à la limite de l’humanité et de la citoyenneté. Hantés par le rêve d’apocalypse dont la pauvreté et la misère sont les éléments structurants, les jeunes Africains cherchent à tout prix ailleurs ce dont la crise est avérée chez eux.

C’est ainsi qu’on peut rendre globalement compte de la peur du vide qu’éprouvent les jeunes Africains qui fantasment de plus en plus sur le Canada, Dubaï, etc., au point de ses les représenter comme les plus beaux quartiers du paradis. L’infernalisation de l’ici et du maintenant, eu égard à leur adversité caractéristique, se comprend à partir du sentiment de détestation que les jeunes Africains éprouvent envers eux pour les raisons déjà énumérées. Elle explique aussi les fantasmes dont ils enveloppent l’ailleurs, suivant des rêves qu’hypertrophient le cinéma et les autres instruments idéologiques qui peignent souvent les pays de leurs fantasmes avec les couleurs du paradis. L’énorme pouvoir de séduction que l’ailleurs exerce sur leurs représentations a pour conséquence l’exode des cerveaux et l’hémorragie des compétences.

Parce que les phénomènes migratoires qui privent l’Afrique d’une partie de ses ressources humaines peuvent en compromettre le développement, il importe de résoudre ce problème.

III-Question de résolution des problèmes liés au phénomène migratoire en Afrique

Comment juguler, à défaut de la stopper totalement, l’hémorragie des ressources humaines dont s’accompagne le phénomène migratoire en Afrique et qui ajoute à celle dont ce continent a déjà été historiquement l’objet au cours de la traite négrière ? Cette interrogation en suscite une autre, celle relative à la nouvelle orientation qu’il faut donner à la gouvernance des dirigeants africains pour que l’Afrique soit désormais le principal point focal des fantasmes des jeunes Africains.

Si la philosophie n’a réellement pas des réponses toutes faites pour l’une ou l’autre de ces questions, le philosophe peut quand même suggérer que l’Afrique s’organise politiquement à être une véritable zone de confort existentiel suffisamment attractive pour que ses ressortissants puissent y relever les défis des impératifs historiques. C’est à ce prix que l’Afrique peut faire efficacement provision de ses ressources humaines dont l’hémorragie ne peut pas ne pas étouffer l’expression de sa volonté de se développer et de s’affirmer comme une entité politique respectable dans le concert des nations.

Les pays africains doivent donc révolutionner leurs politiques sociales en les articulant constamment à la justice sociale dont la crise est, entre autres, due non seulement au déficit des ascenseurs sociaux, mais aussi au défaut du renouvellement de l’élite qui se remarque à travers la tendance à la reproduction dynastique de la classe dirigeante.

Tout cela ne peut se réaliser que si les gouvernants africains procèdent à l’assainissement de leur gouvernance qui est trop affectée par des pathologies politiques pour assurer la visibilité existentielle à ces jeunes Africains qui prennent les difficultés liées au phénomène migratoire pour de simples rites auxquels ils doivent sacrifier pour accéder à la jouissance du bien-être, voire du bonheur.

Il est tout à fait possible d’inscrire le phénomène migratoire dans la problématique de la cité idéale, c’est-à-dire celle dont le fondement est la justice et dont la finalité politique est d’assurer aux citoyens le bien-être et le bonheur auxquels ceux-ci aspirent.

Si Platon a le mérite d’avoir inauguré le débat y relatif, ce problème est d’une actualité évidente. S’il se pose encore aujourd’hui, mais suivant les contraintes normatives d’une sémantique dont Platon était tout à fait ignorant à son époque, c’est parce qu’il demeure irrésolu. Cependant, le fait qu’il le soit ne doit pas motiver les dirigeants africains à croire que ce problème est insoluble en soi.

En intégrant la question liée aux dynamiques migratoires des jeunes Africains dans la problématique de la cité idéale et, par voie de conséquence, à la gouvernance, nous pensons que les stratégies de fuite que développent de plus en plus les jeunes Africains, dans l’espoir de doter leur vie d’authentiques certificats d’humanité, sont symptomatiques de la mal gouvernance caractéristique de leur pays d’appartenance. Corriger les défauts de gouvernance de ces pays devient alors un impératif éthique et politique à assumer par les maîtres du pouvoir pour que la jeunesse de leur pays n’ait plus tendance à fantasmer sur l’ailleurs.

Conclusion

Si la philosophie ne dispose pas de solutions toutes faites pour le problème relatif au phénomène migratoire en Afrique, l’exploitation par les politiques africains des suggestions éthiques et politiques que les philosophes ont historiquement élaborées dans la perspective de la cité idéale, peut s’avérer utile dans la résolution dudit problème. En effet, c’est en bonifiant la qualité de leur gouvernance que les États d’Afrique peuvent résoudre efficacement le problème relatif au phénomène migratoire en Afrique. Il s’agit, pour cela, que les dirigeants africains inscrivent la justice sociale au cœur de leur gouvernance et développent un sens de la prospective, de nature à assurer aux générations futures la possibilité de réaliser pleinement leur aspiration à exister.

 

Lucien AYISSI

Philosophe

        

        

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29 février 2024 4 29 /02 /février /2024 09:04

Il s’agit là d’un axiome bien connu. Le caractère apodictique de la vérité de cet axiome en fait une évidence absolue. Pour prévenir la vanité méthodologique qui consisterait à solliciter les axiomes pour qu’ils produisent la preuve de leur pertinence logique, Ferdinand Gonseth nous recommande de ne demander aux axiomes que des évidences parfaitement égales d’elles-mêmes, car il n’y a pas de vérités plus évidentes pour les démontrer.

En vertu de cet axiome, le fait que j’appartienne à une communauté nationale appelée Cameroun prime donc logiquement sur mon appartenance à une micro-nationalité particulière. C’est donc dans le refus aberrant de la vérité de l’axiome mathématique convoqué supra que les ethnolâtres croient pouvoir donner la préséance à telle ou telle particule sociopolitique d’essence ethno-identitaire sur l’ensemble référentiel auquel elle fait pourtant objectivement partie.

Mais, comment faire prospérer politiquement cet axiome mathématique aux fins de résolution des problèmes de construction d’une conscience nationale pouvant permettre à chacun de se sentir d’abord Camerounais avant de croire qu’il est ceci ou cela ?

À cette question, Platon propose dans le mythe de l’autochtonie (cf. La République), la solution suivante : pour amener les Grecs à se persuader qu’ils sont tous des autochtones, il faut que les politiques leur fassent croire qu’ils s’originent tous de la terre. Se sentant donc égaux parce qu’ils se persuadent que la terre est leur matrice à tous, des Grecs ne pourront plus en asservir d’autres.

Pour nous, ce n’est pas en recourant aux nobles mensonges qu’on peut efficacement cultiver et de développer le sentiment d’autochtonie chez tous les citoyens. C’est en fondant plutôt la gouvernance sur le principe de justice sociale que les citoyens vont vraiment se persuader de procéder d’une même matrice politique, donc d’une même nation. Les nobles mensonges ne peuvent pas suffire à les doter du sentiment qu’ils sont tous les enfants d’un même pays si, dans les faits, l’humanité de certains ou de beaucoup d’entre eux s’exprime dans les marges de la citoyenneté.

 

Lucien AYISSI

Philosophe

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18 février 2024 7 18 /02 /février /2024 03:57

S’il est possible de discourir sur la vie, cette dynamique biologique dont tous les vivants font preuve, et dont la dimension humaine a tendance à l’hégémonie, la mort est, à en croire par exemple Épicure, ce qui est tout à fait ineffable par celui qui est encore en vie. Comment l’homme, pourrait-il discourir pertinemment sur ce qui relève du non-encore-là ? Tout discours portant sur ce dont il ne peut jamais avoir l’expérience personnelle se condamne donc à n’être qu’une pure spéculation.

Mais si Épicure a raison de souligner la difficulté qu’on éprouve à discourir sur sa propre mort, compte tenu du fait que le mort ne peut ni décrire ni déplorer sa propre perte, l’expérience de la mort d’autrui permet de surmonter cette difficulté. C’est elle qui permet de se rendre compte que la vie et la mort se rapportent sur le mode d’une relation paritaire dont la nécessité est absolue ; l’une ne va jamais sans l’autre. Par conséquent, celui qui ne tient pas à mourir, doit préalablement se garder de prendre son inscription dans la classe des vivants. Mais comment pouvoir le faire quand on sait que la vie est donnée et non élaborée par le vivant, et qu’elle relève, comme la mort, de la nécessité et non de la contingence ?

Bien que l’une n’aille jamais sans l’autre, la vie est une dynamique à laquelle la mort impose un arrêt brutal. Comme toutes les brutes, la mort ne sollicite jamais le consentement de celui dont elle ruine la vie lorsqu’elle porte un coup d’arrêt à ses projets. En s’autorisant à imposer sa loi macabre à tous les êtres vivants, elle leur rappelle ce qu’ils ne devraient jamais oublier, à savoir la nécessité et l’universalité de leur égalité constitutionnelle : si la mort sévit inexorablement dans la démographie des biens portants et des malades, des riches et des pauvres, des puissants et des faibles, des prédateurs et des proies, c’est pour leur rappeler que le fait qu’ils soient des vivants les condamne, sans aucune exception, à mourir. Le fait que certains êtres vivants soient en mesure de différer la sentence de la mort ou puissent s’euthanasier dans un espace-temps délibérément choisi par eux ne remet pas en cause cette vérité.

Qu’est-ce qui peut donc justifier l’arrogance jupitérienne des maîtres du monde qui se plaisent à répandre la mort et l’horreur à travers leurs multiples projets de guerre perpétuelle ? Puisque la vanité de la puissance et de l’arrogance est évidemment attestée par la mort dont la nécessité et l’universalité sont avérées, les hommes devraient apprendre non seulement à être humbles, mais aussi à se rapporter sur le mode de l’égalité et de la fraternité.

 

Lucien AYISSI

Philosophe

 

 

 

 

 

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16 février 2024 5 16 /02 /février /2024 16:26

De guerre en guerre : de 1940 à l’Ukraine est un essai de polémologie publié en 2023 dans la collection « Monde en cours » des Éditions L’Aube. Dans le cadre cet essai, Edgard Morin procède à une polémographie qui met en évidence sa polémophobie.

Se réappropriant le concept de « crime de guerre » à l’aune juridique et éthique duquel le tribunal de Nuremberg (1945-1946) « a condamné l’hitlérisme », et dont David Van Reybrouck a précisé le sens dans son ouvrage intitulé Revolusi. L’Indonésie et la naissance du monde moderne, Morin établit que toute guerre s’accompagne inévitablement de crimes de guerre susceptibles d’être, suivant la critériologie de David Van Reybrouck, « occasionnels », « structurels » ou « systématiques »[1] : si, au cours de la Deuxième Guerre mondiale, les nazis se sont rendus coupables de commettre des crimes de guerre envers les Juifs, les Tsiganes et les populations civiles, « les bombardements massifs de villes allemandes et de leurs populations civiles » par les forces alliées ne constituent pas moins des crimes de guerre, bien que ce fait ait été occulté par l’ampleur de la barbarie des nazis[2].

Qu’il s’agisse donc des guerres de libération ou d’occupation, la criminalité est, selon Morin, la caractéristique essentielle de la guerre, car « de guerre en guerre », on évolue nécessairement de massacre en massacre, de barbarie en barbarie, d’horreur en horreur qui sont d’autant plus amplifiés qu’ils sont exacerbés par « l’hystérie de guerre », la « haine de guerre », « la propagande de guerre » et les mensonges qui vont avec : « l’hystérie de guerre multiplie d’elle-même les crimes de guerre, c’est-à-dire le bombardement de villes ne comportant ni troupes ni installations militaires, les destructions d’immeubles civils – surtout des hôpitaux et des écoles, les bombardements ou tirs sur des civils, les cruautés infligées aux prisonniers et blessés, les exécutions d’otages.  De même que « l’ampleur des crimes de guerre commis par les Einsatzgruppen, les SS et la Wehrmacht en URSS » vérifie cela, de même « les pilonnements systématiques des villes allemandes, surtout par les aviations américaine et anglaise, sont rétrospectivement des crimes de guerre. »[3] En Ukraine, « la haine de guerre » a suscité et développé le phénomène de « la prohibition de la littérature russe. Pouchkine, Tolstoï, Dostoïevski, Tchekhov, Soljenitsyne compris, et de la musique des compositeurs russes »[4]. Selon Morin, « nous subissons une propagande de guerre qui nous fait haïr la Russie, admirer inconditionnellement tout ce qui est ukrainien et occulter tout contexte, dont celui de la guerre ininterrompue depuis 2014 entre l’Ukraine et les provinces russophones irrédentistes, ainsi que le rôle des États-Unis, qu’il faudra bien un jour examiner en historiens. »[5]

Bien qu’il y ait « des guerres plus criminelles que d’autres, comme celle que mena l’Allemagne nazie contre l’URSS, ou l’invasion de l’Ukraine par la Russie, mais toute guerre, de par sa nature, de par l’hystérie qu’entretiennent gouvernants et médias, de par la propagande unilatérale et souvent mensongère, comporte en elle une criminalité qui déborde l’action strictement militaire. »[6] La Première et la Deuxième guerres mondiales, le conflit israélo-palestinien, les Guerres du Golfe, la crise syrienne, etc. illustrent bien le fait que « toute guerre comporte de la criminalité, plus ou moins grande selon la nature des combattants ; elle renferme manichéisme, propagande unilatérale, hystérie belliqueuse, espionnite, mensonge, préparation d’armes de plus en plus mortelles, erreurs et illusions, inattendus et surprises… »[7]

À en croire Morin, la criminalité foncièrement caractéristique de toute guerre est évidemment incarnée par les deux superpuissances militaires que sont les États-Unis et la Russie dont la volonté partagée d’étendre leur sphère d’influence idéologique, politique et économique explique les guerres de colonisation dans lesquelles ces deux pays ont coutume de s’investir[8].

Il ressort de ce qui est beaucoup plus une polémographie qu’une véritable polémologie que la belle utopie kantienne a des problèmes de schématisation historique, compte tenu du fait que les peuples et les États affectionnent moins la paix que la guerre pour des raisons qu’il importe de déterminer, et que résume rétrospectivement le bellicisme de Caton à travers cette formule : Dalenda est Carthago (Carthage doit être détruite). Si on prend Carthago, c’est-à-dire Carthage – qu’il fallait, selon Caton, détruire à tout prix lors des guerres puniques – comme la métaphore du monde, il y a lieu de s’interroger sur la raison d’être de cette soif de destruction qui caractérise les va-t-en-guerre. S’il est tout à fait pertinent de criminaliser la guerre, quelle qu’elle soit, il importe que les analyses de nature polémologique s’intéressent davantage à l’étiologie de la polémophilie des hommes, des peuples et des États. C’est en remontant aux principes structurants de la criminalité foncière de la guerre qu’exaspèrent l’hystérie et la propagande de la guerre qu’on peut savoir si ce phénomène est nécessaire ou contingent. Si la guerre « paraît greffée sur la nature humaine »[9] comme le dit Emmanuel Kant dans le « Premier supplément de la garantie de la paix perpétuelle » de son Projet de paix perpétuelle, est-il encore possible de réprimer efficacement la polémophilie des  hommes, des peuples et des États dans la perspective d’une « paix perpétuelle » ? Si la guerre n’est pas une fatalité, pourquoi l’histoire de l’humanité continue-t-elle d’être maculée de sang et encombrée de cadavres des suites d’horribles activités martiales dans lesquelles se plaisent à s’investir les hommes, les peuples et les États ?

Bien que la dimension propositionnelle du dernier chapitre (« Pour la paix », pp. 49-51) de l’opuscule de Morin pèche par la pauvreté de ses incitations pédagogiques et éthiques, compte tenu du fait que ce penseur ne s’intéresse pas à l’éducation de l’humanité à la paix, mais plutôt à la sécurité et à la paix qui sont particulièrement menacées en Europe du fait de la crise ukrainienne, nous nous permettons de recommander la lecture de son essai parce que la polémographie qu’il comporte est fort instructive.

 

Lucien AYISSI

Philosophe

 

[1] Edgard Morin, De guerre en guerre : de 1940 à l’Ukraine, L’Aube, collection « Monde en cours », 2023, p. 8.

[2] Ibid., pp. 8-9.

[3] Ibid., p. 17.

[4] Ibid., p. 19.

[5] Loc. cit.

[6] Ibid., pp. 17-18.

[7] Ibid., p. 30.

[8] Ibid., pp. 31-32.

[9] Emmanuel Kant, Projet de paix perpétuelle (1795), traduction de J. Gibelin, Paris, J. Vrin, 1990, p. 42.

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16 février 2024 5 16 /02 /février /2024 16:23

Depuis un certain temps, on parle, au Cameroun, du risque que notre pays soit victime de la dynamique invasive des punaises de lit venant d’ailleurs. Mais en dehors de ces bestioles qui ont le don de se reproduire de façon exponentielle et dangereuse, il existe dans certaines de nos universités des punaises intellectuelles : à l’instar des punaises de lit, les punaises intellectuelles brillent par leur vampirisme. De même que les punaises de lit se nourrissent du sang d’autrui, de même les punaises intellectuelles se nourrissent de la substance intellectuelle de ceux dont ils pillent les œuvres suivant les modalités pratiques d’une rationalité prédatrice dont font également preuve les poux, les chiques et les lentes. Dans tous les cas, cette rationalité prédatrice consiste à parasiter le corps-hôte, au risque de le débiliter ou de le tuer.

Si les punaises de lit se rapportent aux corps humains sur le mode du parasitisme biologique, les punaises intellectuelles font preuve de parasitisme auctorial parce qu’elles se rapportent aux productions intellectuelles d’autrui suivant un vampirisme analogue à celui des bestioles dont elles sont la version métaphorique.

Procéder à l’éradication de toutes les formes de punaises qui existent revient à redonner à la vie humaine et à la dynamique intellectuelle des gages de salubrité, de sécurité et de prospérité.

 

Lucien AYISSI

Philosophe

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28 janvier 2024 7 28 /01 /janvier /2024 22:36

À l’épreuve de la CAN qui se déroule actuellement en Côte d’Ivoire, la fameuse « Théorie du danger » élaborée dans le Laboratoire de Monsieur Rigobert Song Bahanag a évidemment été infirmée pour cause d’inefficacité.

Lorsqu’on s’investit dans la recherche des causes du défaut d’efficacité de cette théorie qui semblait avoir déjà subi, avec succès, le test de confirmation dans d’autres circonstances, on ne court pas seulement le risque de voir son jugement se laisser corrompre par l’émotion ou la passion ; on risque aussi et surtout de sombrer dans la diabolisation de tel ou tel acteur impliqué dans la dynamique d’un jeu dont l’importance des enjeux n’est pas à démontrer.

         Chercher à désigner les boucs émissaires de la débâcle de nos Lions indomptables dans la perspective de les vouer aux gémonies, au lieu de penser à refonder rationnellement notre football, de telle sorte que nous soyons, à l’avenir, très compétitifs par rapport aux autres, c’est se tromper de méthodologie.

         Bien que nous ne puissions pas nous réjouir de cette défaite qui n’honore pas le Cameroun, cette grande référence footballistique africaine et mondiale, nous ne devons pas perdre de vue que la rotondité du ballon ne peut assurer a priori la victoire à aucune équipe, quelle qu’elle soit.

Par-delà l’émotion et la passion, nous devons nous garder de destiner à la guillotine tel ou tel acteur ou d’envoyer tel ou tel autre à l’échafaud pour servir de victimes expiatoires de notre défaite.

 

Lucien AYISSI

Philosophe

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22 janvier 2024 1 22 /01 /janvier /2024 00:20

 

Le plagiaire et le détourneur des deniers publics sont tous les deux des voleurs parce qu’ils ne se rapportent à la chose d’autrui que sur le mode de la subtilisation. Ce qui est effectivement volé par le plagiaire, ce sont les mots, les écrits ou les idées d’autrui dans un procès de subtilisation fondé sur l’usurpation et l’imposture. Si ce kleptosème, qui est en même temps un kleptographe et un kleptologue[1], brille évidemment par sa capacité à se rendre indûment maître et possesseur des mots, des écrits et des idées qui ne lui appartiennent pas, il vole surtout l’âme de l’auteur dans l’espoir de se substituer à lui. En dérobant à ce dernier son âme ou son être, c’est-à-dire ce qu’il a d’essentiel, le plagiaire se berce de l’illusion d’être devenu un créateur ou un véritable Démiurge. C’est cette illusion qui explique le fait qu’il finisse par être la dupe de son propre mensonge : à force de se prendre pour un auteur ou pour un Démiurge, cet usurpateur d’identité finit par être victime de son imposture.

Le détourneur des deniers publics est ce voleur qui s’autorise à donner à la fortune publique le sens ou l’orientation qui correspond plutôt à ses préférences appétitives qu’à la volonté de l’État de l’instrumentaliser pour assumer efficacement ses devoirs régaliens. A l’instar du plagiaire, le détourneur des deniers publics est à la fois un usurpateur et un imposteur : s’il usurpe l’identité du légitime propriétaire de la fortune qu’il détourne de sa véritable destination, il fait non seulement croire que son accumulation est l’expression de sa propre causalité, mais aussi que son être a subi une heureuse mutation ontologique, bien qu’il ait accumulé au préjudice de la fortune publique.

Si le plagiaire et le détourneur des deniers publics sont tous deux des voleurs, parce le premier dérobe à l’auteur ce qui le définit comme tel, et le second à l’État ce qu’il a de substantiel, qu’est-ce qui peut bien expliquer le défaut d’isomorphisme caractéristique des sanctions qu’on inflige au plagiaire et au détourneur des deniers publics ? Autrement dit, comment peut-on expliquer que le détournement des deniers publics soit criminalisé et que le plagiat soit considéré comme un simple délit de contrefaçon ?

C’est peut-être à la lumière du Léviathan de Thomas Hobbes qu’on peut expliquer ce défaut d’isomorphisme. Au chapitre XXVII du Léviathan, intitulé : « Des crimes, excuses et circonstances atténuantes »[2], Hobbes établit une différence entre « voler la puissance publique » et voler un particulier. Suivant cette distinction, ce philosophe affirme que « le crime le plus grand est celui dont le dommage est, d’après l’opinion commune, le plus sensible. Par conséquent, tuer (quand la loi l’interdit) est un plus grand crime que l’infliction de tout autre tort qui laisse la vie sauve : tuer dans les supplices est plus grave que tuer simplement ; mutiler un homme dans ses membres est plus grave que de le dépouiller de ce qu’il possède ; dépouiller un homme de ce qu’il possède en lui inspirant la terreur d’être tué ou blessé est plus grave que de le faire par un larcin furtif ; attenter à la chasteté de quelqu’un par la force est plus grave que de le faire en usant de la séduction ; agir ainsi est plus grave s’il s’agit d’une femme mariée que d’une femme non mariée. »[3]

Il ressort de ce qui précède que le crime le plus grave est celui dont les répercussions morales ou politiques sont les plus importantes. Par conséquent, voler les mots, les écrits ou les idées d’un auteur serait moins grave que détourner les deniers publics, car les dommages que le plagiaire fait subir à l’auteur ne sont pas aussi sensibles que « le vol commis au détriment du trésor ou des revenus publics. » Parce que « voler la puissance publique, c’est en effet voler beaucoup d’hommes à la fois »[4], le détournement des deniers publics est « un plus grand crime que le vol ou l’escroquerie qui atteignent un particulier. »[5]

On peut accorder à Hobbes qu’il est excessif de criminaliser le larcin dont un particulier peut être victime de la part d’un petit chapardeur. Mais les dommages subis par une personne ou un groupe de personnes des suites de la kleptosémie, de la kleptographie ou de la kleptlologie d’un plagiaire affectent aussi le public à qui toute œuvre est destinée. Floué du fait de l’usurpation et de l’imposture du plagiaire, le public est victime d’un abus de confiance dont les dommages sont d’autant plus importants que les œuvres plagiées ou contrefaites suscitent et entretiennent le doute sur leur authenticité. Pour cause de plagiat, toutes les créations intellectuelles et artistiques sont suspectes de falsification ou de contrefaçon. Ce qui n’est de nature ni à rassurer ceux qui veulent les contempler ni ceux qui tiennent à se les approprier ou à les promouvoir dans le temps et dans l’espace. C’est dans cette chaîne d’altération des valeurs épistémologiques et esthétiques que se trouvent par exemple floués l’éditeur, l’imprimeur, le libraire, le lecteur, etc.

Étant donné que le plagiaire est, comme le détourneur des deniers publics, celui qui vole effectivement beaucoup d’hommes à la fois, le plagiat doit être criminalisé. On ne peut sanctionner le voleur des mots, des écrits et des idées à la mesure des dommages qu’il fait subir à l’auteur, à l’éditeur, au libraire, au lecteur, etc., qu’en considérant le plagiat comme un crime imprescriptible.

Lucien AYISSI

Philosophe

 

[1] Par kleptosème, kleptographe, kleptologue, nous désignons respectivement le voleur des mots, des écrits et des idées d’autrui.

[2] Thomas Hobbes, Léviathan, traduction de François Tricaud, Paris, Sirey, 1971, 3e tirage, 1983, pp. 312-330.

[3] Ibid., pp. 328-329.

[4] Ibid., p. 328.

[5] Loc. cit.

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22 janvier 2024 1 22 /01 /janvier /2024 00:17

 

-Chers collègues,

-Chères étudiantes, chers étudiants,

-Mesdames et Messieurs,

 

J’ai pris sur moi la responsabilité d’intituler ce témoignage qui se double d’un hommage : « Hubert Mono Ndjana ou l’incarnation de l’intelligence ».

        L’inévitable Larousse nous apprend que le témoin n’est pas seulement celui qui est appelé à déposer à charge ou à décharge en justice ; c’est aussi celui dont l’attestation est jugée pertinente lorsqu’elle n’est pas suspecte de mensonge. C’est précisément « une personne qui a vu ou entendu quelque chose, et qui peut le certifier ». J’atteste solennellement ici et maintenant que le professeur Hubert Mono Ndjana est plutôt un grand esprit, et non ce « quelque chose » dont parle vaguement Larousse, que j’ai régulièrement vu, patiemment écouté et constamment côtoyé. En plus, ce grand esprit m’a fait l’honneur de collaborer intensément avec lui.

Dans un contexte idéologique et politique caractérisé par le marasme intellectuel et où l’instinct de survie s’exprime souvent en termes de stratégies d’ajustement qui prédisposent beaucoup de Camerounais à prendre leur inscription dans les officines de promotion de l’obscurantisme ou dans les clubs de sodomie, le professeur Hubert Mono Ndjana a préféré exister à contre-courant. Un peu comme Diogène de Sinope, Mono Ndjana a refusé de se conformer à l’ethos ambiant qui consiste précisément à faire allégeance aux patrons des officines de promotion de l’obscurantisme ou à déférer aux préférences appétitives des proktophiles, c’est-à-dire des maîtres des clubs de sodomie dans l’espoir d’exister aussi et de jouir des avantages liés à la gouvernance des surfaces de prédation administrative et politique.   

C’est le professeur Mono Ndjana qui m’a montré les ficelles de l’écriture des articles scientifiques. L’épreuve probatoire décisive à laquelle il m’a soumis a consisté à me demander de corriger l’un de ses projets d’article, en insistant sur le fait qu’il ne relira plus ce document après qu’il aura été corrigé par moi. L’approbation par lui de la qualité du travail qu’il m’a demandé d’effectuer a été considérée par moi comme une véritable accréditation scientifique. Depuis ce temps-là, j’écris mes propres articles scientifiques avec beaucoup d’assurance, mais non sans continuer de faire preuve de la prudence et de la vigilance méthodologiques recommandées par lui.

         L’esprit du professeur Mono Ndjana était une usine, que dis-je, une industrie philosophique qui produisait à la pelle aussi bien des concepts que des néologismes dont la pertinence montrait qu’ils n’étaient ni des solécismes ni des barbarismes :  « l’épistéméthique », « l’enthousisame épistémal », « l’esthétique épistémale », « l’épistémo-dynamique », « l’économéthique », «  la numisméthique », « la tribalopathie », « l’ethnofascisme », « la mentalité digestive », « la sémantique digestive », « l’esprit du convive », « le mapartisme », « l’esthétique du rabougris », « la philosophie de l’esquisse », « l’écume des tontines », « la justice rétributive », « l’olfactisme », « la littérature odoriférante », « le réalisme olfactif », « la puanteur esthétique », « la libido de la fange », en sont quelques illustrations. S’il sortait souvent de la clôture de la nomenclature de fait, en l’enrichissant de néologismes, c’était dans le dessein de parler et d’écrire juste, c’est-à-dire avec beaucoup de propriété. Il savait marier les mots aux choses, de manière à assurer à leur fonction symbolique une objectivité de nature à leur garantir une très grande pertinence logique.

son industrie conceptuelle était également très prospère dans l’élaboration des thèmes associatifs : c’est lui qui a créé la Fédération des Enseignants de la Lékié, en abrégé FÉLEK ; c’est également lui qui a créé l’Observatoire national de la Gouvernance ; c’est encore lui qui a créé le SYPRES, le Syndicat des Personnels de l’Enseignement Supérieur. La création d’un Comité national d’éthique chargé de la protection des mœurs et de la dignité du corps humain, dont il souhaitait déjà l’avènement dans les pages 93 et 114 des Chansons de Sodome et Gomorrhe, était en cours de conception et d’élaboration.

Sa générosité à mon égard était si considérable qu’il m’a nommé Secrétaire général de la FÉLEK et Secrétaire général de l’Observatoire national de la Gouvernance. Comme si cela ne suffisait pas, il m’a aussi fait l’honneur de me nommer Secrétaire général du SYPRES, le tout premier Secrétaire général de ce grand syndicat. Grâce à lui, j’ai été trois fois secrétaire général.

Le professeur avait un sens particulier de la formule et de la répartie : un brave citoyen camerounais avait, dans les années 1990, déclaré urbi et orbi que le Cameroun ne compte que onze intellectuels. Le professeur lui a fait remarquer, urbi et orbi, qu’il est fort aventureux de se livrer à ce genre de comptabilité lorsqu’on n’est pas soi-même intellectuel en ces termes : « Si ce Monsieur se considérait lui-même comme un intellectuel, le Cameroun en compterait douze au lieu de onze. » Un jour, je lui ai courtoisement suggéré de se doter d’une prothèse auditive, afin d’améliorer la qualité de la réception acoustique de l’une de ses oreilles. Il m’a répondu en ces termes : « Si la nature a voulu que je n’entende sa voix qu’avec une seule oreille, il n’est pas pertinent que je contrevienne à sa volonté au moyen des artifices de la technoscience. D’ailleurs, le monde est trop bruyant pour que je doive en entendre tous les bruits. » Par respect, je n’ai pas osé lui demander pourquoi il manquait effectivement de déférence à la nature en portant des verres correcteurs.

Le grand esprit que parvenait miraculeusement à contenir un corps de format très modeste, et dont j’ai l’honneur de célébrer le génie ici, était d’une intelligence qui ne s’exprimait qu’au superlatif relatif de supériorité, car relativement à celles dont nous avons habituellement l’expérience, la sienne était la meilleure en termes de dynamisme, de fécondité et de finesse, qualités qui lui permettaient de produire des concepts à profusion et de les compulser de façon à la fois géniale et merveilleuse.

Pour pouvoir célébrer pertinemment une si grande intelligence, sans que je sois capable d’un génie semblable, j’ai opté pour une stratégie consistant à contourner cette difficulté au moyen de cette petite anecdote : au mois de mai de l’année 2010, le professeur Mono Ndjana et moi rentrions d’une réception donnée par l’un de mes amis qui voulait avoir l’honneur de dîner aussi avec l’illustre disparu. C’était au quartier Mendong.

Lorsque nous dûmes rentrer de ce dîner copieux dont nous honorâmes le buffet à la juste valeur de son contenu, sans la moindre intention de rivaliser de compétence gastronomique ni avec Pantagruel ni avec Gargantua, le professeur Mono Ndjana conduisait sa Mercedes 190 de couleur blanche constamment à gauche, suivant, sans doute, le nouveau code de la route qu’il venait de recevoir des mains de Bacchus et dont Morphée, le dieu du sommeil, lui commandait de respecter scrupuleusement les principes. Autrement dit, le professeur conduisait constamment à gauche et en dormant. C’était autour de minuit.

Une rapide évaluation de la situation dans laquelle nous étions cette nuit-là me permit de comprendre pourquoi le professeur préférait le code de Bacchus au code Rousseau. En effet, en plus d’avoir fait bonne chair, nous ne pûmes pas résister aux sourires à la fois charmants et très suggestifs de la dernière bouteille de vin que nous donna mon ami, Constantin Bineli Mvogo.

Terrifié par le sérieux avec lequel le professeur Mono Ndjana respectait les principes de ce nouveau code de la route, principes qu’il ne manquait pas d’imposer aux autres usagers, je me permis de lui demander de me passer le volant. À cette demande pourtant pertinente et courtoisement formulée, il m’opposa son refus en ces termes : « Lucien, de quoi as-tu peur ? Chacun d’entre nous va arriver chez lui en un seul morceau ». En plus de l’intelligence, que j’ai qualifiée de prodigieuse et de sulfureuse dans d’autres plages discursives, le professeur Mono Ndjana incarnait l’optimisme. Je m’explique son optimisme débordant par sa très grande capacité à mépriser royalement le danger.

Bien qu’énoncés avec beaucoup d’assurance, les propos du professeur ne me rassurèrent guère. Comme je ne tenais pas à mourir cette nuit-là, surtout au sortir de ce que les Grecs de l’Antiquité appelaient les dionysies, je le priai de me laisser au niveau du Rond-Point Exprès, prétextant qu’il me fallait rendre visite, cette nuit-là et à cette heure-là, à un ami interné à l’hôpital de district de Biyem-Assi. Le professeur Mono Ndjana qui ne fut pas dupe de mon petit mensonge me déposa quand même au Rond-point Exprès. Une fois rentré chez moi, je ne pus, contrairement à mon habitude, éteindre mon téléphone de la nuit, persuadé qu’on m’annoncerait une très mauvaise nouvelle.

Le lendemain, bien avant sept heures du matin, le professeur frappa à ma porte pour me remettre un projet d’article portant sur la décolonisation conceptuelle, lequel était accompagné d’une petite note ainsi formulée : « Lucien, corrige-moi ce texte que j’ai rédigé en dormant après notre séparation d’hier ».

Seul le professeur Hubert Mono Ndjana était capable de ce genre de prouesses intellectuelles. Il n’y avait que lui pour parvenir, par exemple, à présenter, en éton, sa langue maternelle, les enjeux philosophiques de la thèse de Doctorat élaborée et soutenue par le professeur Joseph Ndzomo Molé sur la pensée d’Emmanuel Kant. Ladite thèse avait pour titre : « Les contradictions de la raison synthétisante dans la Critique de la raison pure de Kant. Déductibilité transcendantale des idées et rôle de la critique dans le passage du savoir à la foi ».

Un jour, le professeur m’a entretenu, avec beaucoup de sérieux, sur la beauté de l’hippopotame. Pour ne pas faire paraître l’extrême pauvreté de mon jugement esthétique, je lui ai donné l’impression de le suivre. C’est bien plus tard que j’ai compris qu’avec des mots il pouvait peindre l’enfer avec les couleurs du paradis ; à la faveur de l’esthétique de son style, il pouvait faire élire une guenon miss dans un concours de beauté. Sont légion les illustrations exemplaires du génie de ce grand esprit.

Le professeur Mono Ndjana fait partie de ces baobabs qui tombent sans rien écraser au terme de leur chute, se contentant de céder la place aux arbustes des alentours, afin qu’ils puissent jouir des bienfaits du soleil qui réveille et éclaire aussi bien ceux qui se bercent de l’illusion de puissance que ceux qui se plaignent, à juste titre, d’être constamment écrasés par eux. Le professeur est mort comme Socrate : en attendant l’exécution de la sentence du tribunal de l’Éliée, Socrate a continué à philosopher avec certains de ses amis et disciples dans la cellule de sa prison. Vendredi, le 10 novembre 2023, le professeur a accordé une interview sur des questions d’éthique à une chaîne de télévision qu’il n’est pas important de nommer, dans la chambre où il était hospitalisé, en dépit des souffrances atroces qu’il éprouvait des suites de l’accident de la circulation routière dont il a été victime, le 03 novembre, c’est-à-dire le jour de son 77e anniversaire. Comme Platon, il a défendu le Beau à travers la critique de la pornographie sonore des « Chansons de Sodome et Gomorrhe » et de la « libido de la fange ». À l’instar de ce grand philosophe, il a promu le Vrai dont il célébré la beauté et la vertu à travers son « épistéméthique ». Le professeur Mon Ndjana a philosophiquement emboîté le pas à Platon en promouvant le Juste, finalité à laquelle il a subordonné sa critique du « mapartisme » et de la « mentalité digestive », principales caractéristiques de la psychologie caprine, qui m’a inspiré la critique que j’ai, à mon tour, mobilisée contre la « rationalité prédatrice ».

À la question de savoir pourquoi les philosophes s’échinent-ils à rechercher les valeurs susceptibles d’indisposer le vulgaire, d’effaroucher le politique et d’incommoder les experts en chrématistique, le professeur Mono Ndjana a su répondre non seulement dans La Beauté et la vertu du savoir, mais aussi dans Les Vampires du Godstank : c’est pour assainir la société malade de ses mœurs dissolues que le philosophe s’investit dans cette entreprise axiologique et éthique à haut risque : entreprendre de déminer une société considérablement minée par la proktophilie instrumentale, la « libido de la fange », la « mentalité digestive », la pornographie sonore, le plagiat et la contrefaçon est, philosophiquement parlant, un beau risque à courir.

Professeur,

N’attendez pas que je vous fasse la promesse d’être votre clone intellectuel. C’est une promesse que je ne peux jamais tenir, car je n’ai pas votre génie. Je m’efforcerai cependant, avec beaucoup d’autres, de suivre la voie intellectuelle que vous avez tracée, sans l’intention ni de vous poursuivre ni de vous persécuter, ce qui revient d’ailleurs au même, comme le font, depuis l’annonce de votre décès, ceux qui peuvent maintenant se délecter à déblatérer lâchement sur vous, en croyant naïvement que la mort qui ne vous a pas épargné les a finalement oubliés.

Vous avez pris le risque de combattre la proktophilie instrumentale ; vous avez fougueusement combattu la « mentalité digestive » et le cynisme de ceux qui se plaisent à « écarter la norme et à normaliser l’écart ». Vous avez farouchement combattu le phénomène de l’usurpation et de l’imposture caractéristique du plagiat et de la contrefaçon. Les combats éthiques et politiques dans lesquels vous vous êtes engagé doivent se poursuivre ; ils vont se poursuivre afin que notre pays ne soit jamais un pandémonium à l’image du Godstank que vous avez bien décrit dans votre essai romancé précisément intitulé : Les Vampires du Godstank. Je vous en fais solennellement la promesse. Sera d’ailleurs publié par mes propres soins, au plus tard dans un an, un essai intitulé : La philosophie morale et politique d’Hubert Mono Ndjana.

Si j’ai encore, en cette triste circonstance, la force de vous dire adieu, c’est parce que je me console à l’idée que vous êtes entré dans l’éternité, car vous avez immortalisé votre âme à travers vos multiples publications dont la pertinence scientifique a motivé les auteurs de l’Encyclopédie universelle de philosophie, publiée en 1994 aux Presses universitaires de France, à inscrire votre nom dans le prestigieux répertoire des philosophes. La mort qui croit vous avoir écarté de la vie a perdu de vue que vous allez continuer à la normer à travers vos préceptes éthiques et politiques dont la pertinence et l’actualité sont avérés.

Professeur,

Étant donné que vous avez su faire ce que nous devons continuer de faire, vous avez le droit de jouir d’un repos bien mérité.

Adieu, Professeur !

 

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18 décembre 2023 1 18 /12 /décembre /2023 01:50

Leçon inaugurale prononcée à l’occasion de la 5ème édition des Journées Citoyennes de la Presse organisées au Palais des Congrès de Yaoundé, du 14 au 16 décembre 2023, par l’Association Médias, Médiations et Citoyenneté (2MC)

Titre de la leçon : Le problème de récurrence et de référence de la haine dans les polémiques politiques des Camerounais

        

-Madame le Ministre des Postes et Télécommunications, Marraine des Journées Citoyennes de la Presse,

-Monsieur le Directeur Général du Palais des Congrès,

-Monsieur le Président de l’Association Médias, Médiations et Citoyenneté (2MC),

-Chers participants, en vos rangs, grades et titres respectifs,

          J’ai l’honneur de vous entretenir sur le problème de récurrence et de référence de la haine dans les polémiques politiques des Camerounais, telles qu’on peut les remarquer dans les réseaux sociaux numériques. Avant toute chose, permettez-moi de m’acquitter du devoir de remercier ceux qui m’ont fait l’insigne honneur de prononcer la leçon qui servira de prolégomènes à la dynamique réflexive et discursive de ces Journées Citoyennes de la Presse.

Parler du problème de récurrence et de référence de la haine dans les polémiques politiques qu’affectionnent les Camerounais dans les réseaux sociaux numériques revient non seulement à chercher à comprendre pourquoi ce phénomène revient sans cesse, mais aussi à en déterminer les cibles ou les destinataires. Cela revient donc à en identifier aussi bien les fondements, les manifestations que les conséquences, dans le but de voir comment prévenir ou empêcher de tels discours, tant la violence symbolique dont ils sont chargés est de nature à mettre en péril le con-vivre. Mais, avant de parler de la récurrence et de la référence de la haine que véhiculent les réseaux sociaux numériques, nous pensons qu’il importe que le discours de haine soit préalablement défini. Pour accéder à la pleine compréhension de ce type de discours, nous allons aussi prendre en compte les circonstances sociopolitiques propices à leur existence et à leur développement au Cameroun.

I-Que peut-on entendre par discours de haine ?

            À l’expression « discours haineux », nous préférons l’expression « discours de haine ». Si nous préférons la deuxième expression à la première, c’est parce que celle-ci pose de sérieux problèmes de propriété sémantique et de pertinence logique, eu égard à son anthropomorphisme sous-jacent. En marge du fétichisme de la grammaire, nous pensons que la disposition grammaticale des constituants sémantiques de cette expression est logiquement subordonnée à la disculpation de l’auteur du discours de haine. Suivant la règle syntaxique qui régit la disposition des termes de ce syntagme, c’est le discours qui est haineux et non celui qui l’élabore et en assure la diffusion à travers les réseaux sociaux numériques dans le dessein de vexer, de vilipender, bref, de stigmatiser ou de vouer aux gémonies la référence de son discours qui peut être une personne, un parti politique, l’ethnie ou la préférence idéologique de l’autre.

La question grammaticale que nous venons de remuer est, à proprement parler, la formulation d’un problème logique : il s’agit précisément du problème du sens et de la référence des discours de haine : si, dans le syntagme « discours de haine », la dernière référence sémantique est, grammaticalement parlant, le complément du nom « discours », pourquoi les Camerounais préfèrent-ils, par exemple, affecter à leur dynamique discursive ce complément du nom plutôt qu’un autre, lorsqu’ils croient devoir contribuer dialectiquement à la résolution des problèmes relatifs à la bonification de la gouvernance camerounaise et du vivre ensemble ?

Il est précisément question de savoir pourquoi les discours des Camerounais sont généralement fort riches en injures, saturés d’insultes, garnis d’imprécations ou de vœux de mort, encombrés de calomnies et chargés de diffamation, au point d’exacerber leur tendance à l’agonistique, terreau fertile pour une polémique dont la protéiformité est bien assurée par l’éristique, la chicane et la logomachie. En plus de la prédilection des Camerounais pour les polémiques dont la haine est le principal fonds discursif, il y a également le problème de la référence des discours de haine : à qui se réfèrent-ils et pourquoi ?

Le coefficient de spécification logique que le complément du nom a dans le syntagme « discours de haine » nous permet de procéder d’abord à la définition de la haine qui fixe le sens du nom discours. En procédant ainsi, nous espérons pouvoir évoluer de la grammaire vers la logique par le biais de la syntaxe.

Dans son Dictionnaire de la psychanalyse, Charles Rycroft définit la haine comme « un affect caractérisé par un désir durable de blesser ou de détruire l’objet haï. »[1] Suivant cette définition, l’objectif du haineux, et par ricochet, du discours de haine, est de rendre vulnérable, sinon destructible la cible de la haine. Pour Rush W. Dozier, « la haine a la capacité quasiment sans limites de déshumaniser ses victimes, d’annihiler tout mouvement élémentaire de sympathie et de compassion. »[2]

Il ressort des définitions de Rycroft et de Dozier que la haine est motivée par la détestation de la présence de l’autre comme opposable à celle du haineux, dans un espace idéologique, politique et économique que ce dernier croit devoir occuper exclusivement.

Toutefois, si Rycroft recourt à l’explication psychologique de la haine, Dozier en donne plutôt une explication biologique de type neuronal. Après avoir procédé à l’analyse anatomique de la haine, il établit que la pulsion de cet affect s’explique par la constitution de notre cerveau. D’après lui, notre cerveau est naturellement constitué de telle sorte que nous soyons enclins à haïr. C’est ce qu’il dit précisément en ces termes : « Les êtres humains sont les produits les plus explosifs de l’évolution : une espèce extraordinairement apte à fabriquer des outils et pourvue d’un cerveau volumineux capable d’engendrer les formes de haine et de haine de soi les plus puissantes et les plus destructrices. »[3] L’analyse anatomique à la sanction de laquelle Dozier soumet la haine[4] lui permet de dire que nous sommes naturellement prédisposés à haïr.[5]

Ce que Dozier explique à grand renfort d’arguments tirés de la biologie cérébrale, sans pour autant faire l’impasse sur le « conditionnement culturel »[6], peut aussi s’expliquer non seulement par notre perception stéréotypée de l’autre, mais aussi par notre organisation sociopolitique, ou par ce que Dozier appelle lui-même le « système de sens »  en vigueur, c’est-à-dire l’ensemble de nos croyances et convictions, bref l’idéologie qui nous détermine à haïr ou qui fait prospérer notre pulsion de haine[7].

Nous pensons que le haineux n’est pas absolument déterminé par des gènes qui le prédisposeraient à l’élaboration des discours de haine dans des plateformes numériques, sinon la condamnation de ces sortes de discours n’aurait pas de sens.

Si la haine était biologiquement fondée, nous serait-il encore permis d’espérer pouvoir la réprimer sans préalablement devoir corriger les tares de la nature humaine ? Si on n’a jamais condamné qui que ce soit d’avoir un bagage génétique propice au gigantisme ou au nanisme, de quoi accuserait-on celui qui, prétend-on, est génétiquement programmé pour adresser des messages de haine à son semblable ?

Ces questions sont l’expression du problème de la détermination des fondements des discours de haine qui prospèrent au Cameroun à la faveur des réseaux sociaux numériques.

II-Les discours de haine et leurs fondements

         Déterminer les fondements des discours de haine revient à comprendre pourquoi leurs auteurs se rapportent à leurs destinataires sur le mode d’une détestation dont l’hypertrophie peut plonger la société camerounaise dans le chaos. Il s’agit donc de sonder les motivations des auteurs de tels discours, afin de savoir pourquoi le haineux choisit de cibler soit telle ou telle personne, soit telle ou telle communauté ethnique dans le dessein de la blesser ou de la vilipender[8], en recourant à un registre lexical particulièrement riche en invectives, diffamations, calomnies et imprécations.

Pour bien comprendre les fondements des discours de haine, il importe aussi de prendre en considération la contradiction sur le mode de laquelle le réel s’oppose au virtuel. Les possibilités discursives qu’offrent les réseaux sociaux numériques sont si considérables qu’elles prédisposent à l’abus de la liberté d’opiner et de juger tous ceux pour qui les plateformes numériques sont des occasions en or massif pour déblatérer facilement sur autrui, souvent au moyen d’une identité cryptée. Ainsi, à la manière d’un sniper bien embusqué, l’auteur d’un discours de haine peut, grâce à un faux profil, cribler facilement sa cible d’imprécations.

En effet, c’est dans le cyberespace que les discours de haine s’élaborent facilement par-delà les normes répressives que pourraient instrumentaliser les maîtres du pouvoir dans l’espace réel pour normer l’expression de l’humanité et de la citoyenneté des personnes. C’est effectivement en ligne que les auteurs de ce type de discours peuvent facilement doter l’expression de leurs sentiments et de leurs pensées du coefficient de malveillance et de méchanceté qu’ils veulent leur affecter.

Quand ils ne sont pas la conséquence de la pression de l’ordre des stéréotypes en vigueur auxquels on n’oppose pas souvent une résistance critique de taille, les discours de haine sont symptomatiques du temps d’adversité politique et économique. Les contextes sociopolitiques problématiques sont effectivement les terreaux fertiles pour la diabolisation et la stigmatisation de l’Autre. Si le Même a tendance à diaboliser et à stigmatiser l’Autre en période de crise, c’est parce qu’il se le représente comme le facteur des maux qui minent la société et qui font peser une lourde hypothèque sur son aspiration à être et à exister. Il s’indigne alors de devoir supporter la présence et l’existence de celui qu’il prend non seulement pour la source de ses frustrations personnelles, mais aussi celle des malheurs de sa communauté idéologique ou ethnique d’appartenance. Aussi prend-il, sans aucun examen préalable, la présence et l’existence de l’Autre pour des modes d’expression d’une malédiction qu’il croit pouvoir exorciser symboliquement en lui proférant des insultes ou des imprécations.

Pour avoir la pleine mesure de la dangerosité des discours de haine pour le vivre ensemble, il convient d’en analyser les manifestations et les conséquences.

III-Les manifestations et les conséquences sociopolitiques des discours de haine

Les discours de haine qui écument les réseaux sociaux numériques sont aussi l’indice de perception de l’état de délabrement éthique et politique de notre cohésion sociale. Si ce qui devrait être refoulé prospère paradoxalement dans les réseaux sociaux numériques, c’est parce que ceux qui émettent de tels discours n’espèrent plus rien d’une relation sociale qu’ils croient devoir soumettre au principe de déliaison, compte tenu du fait qu’elle n’est plus, à leur goût, susceptible d’enrichir et d’entretenir un vivre ensemble juste et pacifique. On en arrive là lorsque le Même ne souffre plus que s’impose à lui une présence collatérale qu’il croit coupable non seulement de compromettre son aspiration à être et à exister, mais aussi de risquer de polluer son identité. La profération des insultes ou des imprécations et la tendance à la dénonciation calomnieuse et diffamatoire qui s’ensuivent, se fondent sur la peur éprouvée par le Même de cohabiter avec l’Autre qu’il se représente comme le vecteur directeur d’un mal qu’il ne peut exorciser qu’au terme d’un sacrifice rituel consistant à le diaboliser et à le stigmatiser dans les réseaux sociaux numériques.

La haine idéologique, politique et ethnique caractéristique des polémiques dans lesquelles les Camerounais s’investissent fougueusement dans les réseaux sociaux numériques se manifeste souvent à travers différents actes de langage dont la diabolisation et la stigmatisation de l’Autre sont les principaux points d’intersection. Dans ces actes de langage, l’énonciation fait toujours place à la dénonciation, à partir d’une méthodologie dont les défauts s’expliquent par le fait que le discursif se laisse dominer soit par l’émotionnel, soit par l’ordre des stéréotypes en vigueur. La diabolisation et la stigmatisation caractéristiques des discours de haine s’opère habituellement à travers des narratifs astucieusement élaborés à la faveur de la fictionnalisation des faits ou de la factualisation forcée des éléments de langage à employer dans le dessein malveillant, voire méchant d’abominer le différent ou de le vouer aux gémonies.

L’une des conséquences de cela est que les Camerounais ne se considèrent plus comme des êtres pouvant avoir en partage une même communauté de desseins et de destin. À cause de la haine qu’ils éprouvent les uns envers les autres, et qu’ils expriment facilement à travers les médias sociaux numériques, ils désespèrent de jouir de la même humanité et de la même citoyenneté. Cette haine s’accompagne d’un sentiment d’inimitié qui peut atteindre son paroxysme si sa tendance à l’hypertrophie n’est pas jugulée. La médiatisation constante de la haine idéologique, ethnique et politique est de nature à susciter un ethos rédhibitoire à la construction d’un con-vivre pacifique.

Lorsque les Camerounais s’engagent fougueusement dans les polémiques politiques suivant la nécessité psychologique que l’émotionnel impose au discursif, ils font cyniquement l’impasse sur l’éthique de la tolérance de la différence devant gouverner le vivre ensemble. Le risque est alors grand qu’ils passent du mot à la chose, en mettant à exécution les menaces symboliquement formulées par eux dans les réseaux sociaux numériques. Le Cameroun peut-il encore espérer pouvoir inscrire son existence politique dans la durée, s’il arrivait aux Camerounais de cesser de se contenter de symboliser leur haine idéologique, politique ou ethnique au moyen des mots pour fonder effectivement les rapports intersubjectifs et interethniques sur une réelle agonistique propice à la guerre civile ? En dessinant le diable sur les murs de cette maison commune qu’est le Cameroun, ses occupants ne prennent-ils le risque inconsidéré de le voir en devenir à la fois le maître et le possesseur ?

Nous pensons donc que les discours de haine comportent des défis éthiques et politiques qu’il s’agit de relever pour le bien des Camerounais.

IV-Les défis à relever pour que le Cameroun évite de sombrer dans une tragédie politique

Bien que les discours de haine puissent avoir un effet cathartique, notamment lorsqu’ils permettent à ceux qui les tiennent dans les réseaux sociaux numériques de verbaliser, pour pouvoir l’expulser, la haine qu’ils éprouvent réellement envers un Camerounais, un groupe de Camerounais ou une communauté ethnique, les charges de destruction dont ils sont porteurs sont dangereuses pour le con-vivre. Pour cette raison, l’usage des réseaux sociaux numériques doit être régulé. Cela exige qu’on convienne de la qualité des normes dont l’application peut prévenir ou minimiser ce phénomène dont la prévalence est actuellement récurrente dans les réseaux sociaux numériques.

Mais comment pouvoir réguler l’usage des réseaux sociaux numériques, sans risquer de soumettre la Cameroun à la politique disciplinaire que dénonce Michel Foucault dans Surveiller et punir ? Peut-on parvenir à juguler le développement des discours de haine dans les réseaux sociaux numériques, en évitant, par exemple, l’écueil de la censure, cette muselière dont le pouvoir d’étouffer l’expression de l’humanité et de la citoyenneté des personnes est avéré ? De quelle pertinence l’approche par la régulation peut-elle être si elle s’accompagne nécessairement du risque de mettre la liberté d’opiner et de juger en péril ?

Combattre les discours de haine par la régulation de l’usage des réseaux sociaux s’accompagne aussi de la difficulté de trouver une définition consensuelle à partir de laquelle on peut précisément identifier de tels discours, car ce qui passe pour l’expression de la haine véhiculée en ligne par certains Camerounais est diversement apprécié dans notre pays : ceux qui tiennent des discours de haine dans les réseaux sociaux numériques sont parfois considérés comme d’héroïques sycophantes dont la témérité est célébrée en fonction de la qualité de la référence sociopolitique ciblée par leurs discours. Dans ce cas, les discours de haine sont conçus comme des dénonciations fort utiles dans le cadre des opérations d’hygiène et de salubrité éthique et politique. Par conséquent, ce que certains prennent pour des discours de haine, d’autres se le représentent plutôt comme de pertinentes dénonciations ayant pour fin de protéger le Cameroun de ce qui est susceptible de le détruire. Leurs interventions dans les réseaux sociaux numériques apparaissent plutôt comme l’expression de l’activisme des lanceurs d’alerte, qui laisse augurer que le Cameroun est politiquement en danger.

En plus, ne pouvant pas contraindre les utilisateurs camerounais des réseaux sociaux numériques à préférer les discours d’amour aux discours de haine, l’approche par la régulation s’avère limitée. Personne ne pouvant devoir aimer celui à qui il préfère plutôt vouer sa haine, l’approche par la régulation nous apparaît comme problématique en soi : pratiquement éprouvée par le défaut d’universalité consécutif à l’hétérogénéité des normes destinées à la délictualisation ou à la criminalisation des discours de haine, cette approche ne peut pas suffire à combler les attentes liées à la réduction du taux de récurrence de ces sortes de discours dans les réseaux sociaux numériques. La disparité des normes y afférentes fait le jeu des plateformes numériques (Facebook, Youtube, Instagram, etc.) que sollicitent ceux qui croient que la situation d’inconfort existentiel dans laquelle ils se trouvent au Cameroun est le fait de ceux à qui ils s’adressent à travers un mode de communication marqué du sceau de la haine.

À l’approche par la régulation, on peut associer l’approche par la répression fondée sur la détection électronique des discours de haine. Parce qu’ils transforment les plateformes numériques en scènes de combat dans lesquelles l’agonistique impose sa nécessité à la dialectique, les discours de haine doivent être réprimés. Pour leur efficacité, les différentes formes de lutte contre les discours de haine dans les réseaux sociaux numériques doivent mutualiser les stratégies qui les sous-tendent dans la perspective de leur globalisation.

Mais, cette approche, si pertinente puisse-t-elle être, doit, pour des besoins d’efficacité, surmonter deux principales difficultés :

  1. la difficulté de détecter efficacement, au moyen de la technologie électronique, les contenus des discours qui véhiculent une haine dont l’expression  parfois si subtilement cryptée par certains procédés stylistiques qu’elle devient presque indétectable par le génie logiciel de l’intelligence artificielle ;
  2. la difficulté de préserver la liberté d’opiner et de juger, en recourant à la répression des discours de haine par voie de censure ou de poursuites judiciaires.

C’est pour toutes ces raisons que l’approche par l’éducation à un usage responsable des plateformes numériques est à promouvoir davantage. Il s’agit, dans le cadre d’une telle éducation, de mettre l’accent sur la dangerosité des discours de haine pour le con-vivre et sur leur défaut de pertinence éthique, compte tenu du fait que la maxime de l’agir de ceux qui se délectent à proférer des insultes et des imprécations aux autres, ne peut jamais devenir une règle universelle, puisque personne ne peut jamais éprouver du plaisir à être, à son tour, l’objet de la haine vouée à autrui à travers les réseaux sociaux numériques.

Conclusion

         Parce que la violence symbolique des discours de haine que véhiculent les réseaux sociaux numériques peut se réaliser, l’usage des réseaux sociaux numériques doit être régulé, en dépit des difficultés que cela comporte. La cybersocialité à construire pour consolider le lien social entre les Camerounais et cimenter leur patriotisme en dépend. Une bonne gouvernance des réseaux sociaux numériques est, dans ce cas, à concevoir et à élaborer à partir d’une éducation à la citoyenneté propice à l’usage responsable des plateformes numériques. Sa globalisation est d’autant plus impérative que le phénomène à combattre est mondial.

 

Bibliographie

Dozier, Rush W. La Haine. Comprendre et éliminer la haine, traduit de l’américain par Paule Noyart, Les Éditions de l’Homme, 2003.

Bailly, Lorenzi, Moïse, Claudine, « Discours de haine et radicalisation ». Accès : https://books.openedition.org/ensedition/44200?lang=fr

Foucault, Michel, L’Ordre du discours : leçon inaugurale au Collège de France prononcée le 2 décembre 1970, Paris, Gallimard, 1971.

L’Heuillet, Hélène, Tu Haïras ton prochain comme toi-même. Penser la haine de notre temps, Paris, Albin Michel, 2017.

Monnier, Angeliki, Seoane, Annabelle, « Discours de haine sur l’internet », in Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 12 juin 2019. Accès : http://publictionnaire.huma-num.fr/notice/discours-de-haine-sur-internet/. Consulté le 24 novembre 2023.

Monnier, Angeliki, Seoane, Annabelle, Hubé, Nicolas et Leroux, Pierre, « Discours de haine dans les réseaux socionumériques », in Mots. Les Langages du politique, n° 125, pp. 9-14. Accès :

https://journals.openedition.org/mots/27808

https://doi.org/10.4000/mots.27808. Consulté le 24 novembre 2023.

Ramonet, Ignacio, La Tyrannie de la communication, Paris, Galilée, collection « L’espace critique », 1999.

Rycroft, Charles, Dictionnaire de la psychanalyse, Paris, Hachette, 1972.

Vicari, Stefano, « Discours de haine (?) dans les réseaux sociaux numériques : le cas de #commentfairepourqueleshommesarretentdevioler », in Repères DoRIF, n° 26 – Les discours de haine dans les médias : des discours radicaux à l’extrémisation des discours publics, DoRIF Univerità, Roma, novembre 2022, https://dorif.it/reperes/stefano-vicari-discours-de-haine-dans-les-reseaux-sociaux-numeriques-le-cas-de-commentfairepourqueleshommesarretentdevioler/

Consulté le 24 novembre 2023.

 

Lucien AYISSI

Philosophe

 

[1] Charles Rycroft, Dictionnaire de la psychanalyse, version française par Jeannine Kalmanovitch, Paris, Hachette, 1972, p. 113.

[2] Rush W. Dozier, La Haine. Comprendre et éliminer la haine, traduit de l’américain par Paule Noyart, Les Éditions de l’Homme, 2033, p. 9.

[3] Ibid., p. 16.

[4] Ibid., pp. 16-22.

[5] Ibid., p. 20.

[6] Ibid., p. 14.

[7] Ibid., pp. 23-28.

[8] Stefano Vicari, « Discours de haine ( ?) dans les réseaux sociaux numériques : le cas de #commentfairepourqueleshommesarretentdevioler », in Repères DoRIF, n° 26 – Les discours de haine dans les médias : des discours radicaux à l’extrémisation des discours publics, DoRIF Univerità, Roma, novembre 2022, https://dorif.it/reperes/stefano-vicari-discours-de-haine-dans-les-reseaux-sociaux-numeriques-le-cas-de-commentfairepourqueleshommesarretentdevioler/

Consulté le 24 novembre 2023.

 

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4 décembre 2023 1 04 /12 /décembre /2023 10:57

L’hyperactivité intellectuelle du professeur Hubert Mono Ndjana, fort caractérisée par de multiples poussées logorrhéiques, est constamment sous le signe du sentiment d’indignation que ce grand philosophe éprouve envers les dérives de la société camerounaise en particulier et les déficits de sens caractéristiques de la dynamique globale en général. La critique qu’il mobilise contre les maîtres des officines de promotion de l’obscurantisme et les patrons des clubs de sodomie cible précisément ceux dont l’axiologie oscille dans l’intervalle dont les bornes sont l’être et le non-être. C’est dans ce rapport intervallaire que l’ontologie rime avec l’accumulation, parce qu’on est d’autant plus qu’on a. Pour accéder à l’avoir qui est la condition de possibilité de l’être, il faut prendre son inscription dans un club de sodomie et dans une officine de promotion de l’obscurantisme. C’est à ce prix-là qu’on peut nourrir l’espoir d’occuper un espace de pouvoir et de jouir des avantages liés à la gouvernance de certaines surfaces de prédation. La critique que le professeur Hubert Mono Ndjana mobilise inlassablement à la fois contre la proktophilie des patrons des clubs de sodomie et la « mentalité digestive » se structure autour de l’anti-conventionnalisme dont font preuve ceux qui se plaisent, par exemple au Godstank, à « écarter la norme et à normaliser l’écart ». Il s’agit, plus précisément, des disciples contemporains de Diogène de Sinope ou de Cratès de Thèbes et des adeptes du « mapartisme » dont l’âme est si empestée par la corruption qu’elle dégage éthiquement et politiquement une odeur essentiellement pestilentielle[1].

Mono Ndjana et la critique de la proktophilie des patrons des clubs de sodomie

Par proktophilie, nous désignons le fait de prendre la zone rectale du corps humain pour une rente aphrodisiaque. La proktophobie de Mono Ndjana s’explique par son désir d’intégrité. D’après lui, un être humain doit rester entier. Pour ce faire, il doit mettre son corps et l’âme qu’il héberge à l’abri des appétits aphrodisiaques des patrons des clubs de sodomie qui dirigent également les officines de promotion de l’obscurantisme qu’on appelle couramment les sectes, mais que les mystagogues présentent comme des « écoles philosophiques » où on dispense une formation initiatique[2]. Pour Mono Ndjana, la proktophilie n’est pas seulement la « libido de la fange » que les proktophiles cherchent à imposer à la société camerounaise[3] ; elle est aussi profanatrice de « l’ordre naturel des choses », bien qu’elle soit de plus en plus légitimée par ceux qui tiennent à l’imposer aux Camerounais[4].

Contre l’ontologie et l’axiologie en vigueur dans les clubs de sodomie et entretenues par les gestionnaires des officines de promotion de l’obscurantisme, Mono Ndjana a préféré rester lui-même pour vivre et mourir entier plutôt que de se suicider partiellement dans l’espoir d’accroître sa visibilité sociale[5]. Emmanuel Kant définit le « suicide partiel » comme « un crime envers sa propre personne ». On se rend coupable de commettre un tel crime lorsqu’on prend la décision de sacrifier une partie de son corps pour accéder à un avantage pécuniaire ou dans l’espoir de se doter d’une compétence artistique[6].

La réactualisation par Mono Ndjana de la bioéthique kantienne avant la lettre, à travers son refus de se suicider partiellement dans un club de sodomie aux fins de s’assurer une promotion sociopolitique, est en fait la dénonciation de la proktophilie instrumentale. Forme travestie de la prostitution, la proktophilie instrumentale consiste à aliéner l’intégrité physique de son corps, non pas pour produire et multiplier les aphrodisia, mais plutôt pour avoir aussi une place au soleil.

Si l’instrumentalisation de la proktophilie par les Méphistophélès sociopolitiques camerounais a pour fin la domination de ceux qui ont la bonhomie de croire que cette autre forme de prostitution peut augmenter leur être et leur donner un accès illimité à la jouissance de l’avoir, elle s’accompagne aussi du phénomène de la discrimination et de la marginalisation[7] de ceux qui aspirent à être et à exister sans devoir se prostituer dans tel ou tel club de sodomie ni d’aliéner leur âme dans telle ou telle officine de promotion de l’obscurantisme. Garba Kouskous, l’un des personnages que Mono Ndjana met en scène dans Les Vampires du Godstank, est, comme les autres quantités sociales négligeables du Godstank, un  non-être[8] que ceux qui se prennent pour des êtres authentiques marginalisent, lorsqu’ils n’exercent pas leur pouvoir de domination sur lui. D’après Mono Ndjana, les « nonêtres » sont ceux qu’on peut faire embastiller sans autre forme de procès ou licencier sans justification suffisante. À la discrimination et à la marginalisation même des personnes porteuses de promesses d’espoir de développement comme le très talentueux écrivain Garba Kouskous, Mono Ndjana oppose un refus sans concession. Aussi a-t-il préféré de passer pour un non-être, suivant l’évaluation des maîtres locaux du pouvoir, que d’arborer les apparences d’un être ayant un statut ontologique sujet à caution.

Être ou ne pas être (to be or not to be) s’est présenté à Mono Ndjana comme une alternative tout à fait fausse, parce que trop rigide pour lui donner vraiment la possibilité de choisir d’être ou de ne pas être dans un contexte idéologique et politique où on ne peut être que si est coopté ou parrainé par les patrons des clubs de sodomie et des officines de promotion de l’obscurantisme. Pour contourner cette difficulté, Mono Ndjana a d’abord refusé de passer pour un accident qui a nécessairement besoin d’un substratum pouvant le fonder ou le soutenir ontologiquement. S’il s’est bien gardé d’être l’un des produits sociopolitiques des proktophiles et des patrons des officines de promotion de l’obscurantisme, c’est parce qu’en lecteur de Kant, il a jugé que l’autonomie est tout à fait préférable à l’hétéronomie.

En plus de la proktophilie qu’il critique, Mono Ndjana dénonce aussi, avec beaucoup de fougue, la « mentalité digestive » qui explique, entre autres raisons, notre sous-développement.

Mono Ndjana et la critique de la « mentalité digestive »

         Dans un article intitulé « Le Banquet : esquisse d’un type idéal au sujet de la mentalité camerounaise », publié dans le numéro 001 du Synop, le Bulletin du cercle universitaire d’études et de recherches interdisciplinaires, Mono Ndjana décrit et critique la « mentalité digestive ». La « mentalité digestive », que ce philosophe appelle aussi « l’esprit digestif », est un concept logiquement structurant qui permet de comprendre pourquoi la mentalité des Camerounais est déterminée par la lois qui régissent la psychologie caprine[9]. Il s’agit donc d’une précieuse clé d’explication pouvant permettre d’accéder à l’intelligibilité de ce que Jean-François Bayart appellera plus tard « la politique du ventre » propre à l’« homo manducans ».

Si Mono Ndjana soumet, dans l’article déjà cité, la « mentalité digestive » des Camerounais à la sanction d’une analyse dont la fin est d’en comprendre les fondements et la finalité, il ne manque pas de montrer qu’elle fait peser une lourde hypothèque sur le développement d’un pays comme Cameroun. S’il revient, dans Les Vampires du Godstank, sur la dénonciation dont s’accompagne l’analyse de la « mentalité digestive » préalablement élaborée par lui dans « Le Banquet », c’est pour souligner l’intérêt et l’urgence qu’il y a à promouvoir « l’éthique de la restitution » des biens mal acquis par des Camerounais très souvent enclins à transmuer les biens publics en biens personnels[10].

C’est davantage à travers le « mapartisme », c’est-à-dire la tendance du Camerounais à faire cyniquement l’impasse sur l’intérêt général pour ne rechercher que « sa part » de profit ou l’avantage personnel qu’il peut tirer soit du traitement d’une procédure administrative, soit du budget destiné à la réalisation d’un projet de développement[11], que Mono Ndjana estime pouvoir bien rendre compte  non seulement de la relation équationnelle qu’il établit entre la mentalité camerounaise et la « mentalité digestive, mais aussi de la « prédominance de l’esprit digestif » chez ses concitoyens[12].

En effet, c’est le « mapartisme » qui rend bien compte de la tendance des Camerounais à s’approprier indûment la chose publique, à porter atteinte à la fortune publique et à élaborer astucieusement les rapports de collusion mafieuse entre ceux qui sont chargés de veiller sur la protection de la fortune publique et ceux qui ont le devoir de la gérer[13]. Pour l’essentiel, le « mapartisme » s’accompagne du phénomène de la désubstantialisation de l’État : devenu économiquement exsangue du fait de la dynamique néfaste des vampires sociaux et politiquement émasculé par ceux qui règlent leurs rapports aux institutions publiques sur l’ethos de la chèvre qui broute là où elle est attachée, l’État ne peut plus relever les nombreux défis liés à ses devoirs régaliens.

Les mœurs des habitants d’Orthoville, cette ville qui ne mérite pas son nom, parce l’ethos de ses habitants n’a rien qui soit éthiquement orthodoxe, sont emblématiques de celles de tous les citoyens du Godstank. Elles sont si vouées à la corruption que la relation que l’usager-client noue avec les prestataires des services publics est constamment marquée par la recherche de ce qu’il y a lieu de manger dans un tel rapport. La marchandisation du service public dont la jouissance est pourtant régie par le principe de gratuité, s’explique donc par la corruption des adeptes du « mapartisme ».

Dans le chapitre 3 des Vampires du Godstank, Mono Ndjana définit, à partir d’une métaphore suffisamment significative, la corruption en ces termes : « S’agissant de la corruption, l’analogie sensorielle la plus immédiate est la pestilance, l’odeur nauséabonde qui se dégage d’une viande faisandée. Il n’y a pas meilleure image, en effet, que celle de la viande faisandée, parce que l’autre mot pour désigner la corruption, c’est la ‘‘putréfaction’’. Une nourriture corrompue, viande ou fruit, qui perd de sa fraîcheur et de sa fermeté, rentre aussitôt dans une déliquescence putride qui donne l’arôme des mouches : la puanteur. D’avoir choisi ce mot pour camper le geste par lequel on se fait payer pour rendre un service, par lequel on paye pour défavoriser un concurrent, par lequel on commet une injustice volontaire pour une prime ou un avantage en nature, ce geste qui entame l’intégrité morale, est peut-être le signe le plus révélateur du génie de l’homme. »[14]

La « mentalité digestive » autour de laquelle se structure l’ethos de la manducation des Camerounais, est idéologiquement légitimée par le « mapartisme ». Cette corruption qui prospère à la faveur du « mapartisme » et de la connivence du « Dieu mortel » impose la nécessité de ses puanteurs aux productions artistiques de beaucoup de Camerounais. C’est pour cette raison que les « arts d’assouvissement » dont des musiciens camerounais sont les auteurs depuis la période de libéralisation du logos et de la poèsis[15], sont, pour Mono Ndjana, de véritables pornographies sonores qu’il appelle, fort à propos, les « chansons de Sodome et Gomorrhe ». C’est précisément en ces termes qu’il définit ce qu’il entend par là : « Ce que j’entends par l’expression ‘‘chansons de Sodome et Gomorrhe’’ renvoie effectivement à ces chansons qui décrivent l’esprit de notre société actuelle, qui la reflètent parce que dites, reproduites et diffusées à l’intention du grand public par la voix officielle de notre pays : la radio et la télévision nationales. »[16]

Les chansons ainsi désignées sont effectivement celles qui reflètent l’état de « délabrement » éthique de la société camerounaise[17], et dans lesquelles on débite « un chapelet d’obscénités difficiles à répéter », et au moyen desquelles on recherche « le succès par les voies de la facilité pornographique »[18].

Pour l’auteur des Chansons de Sodome et Gomorrhe, l’immoralisme a si considérablement marqué la production des œuvres musicales camerounaises que leurs auteurs ont cru pouvoir s’assurer succès et notoriété en faisant preuve de vulgarité et d’obscénité en lien avec le sexe et la sexualité.

Dans Les Chansons de Sodome et Gomorrhe, Mono Ndjana continue d’assumer la mission de purificateur éthique et politique qu’il s’est assigné dans un Cameroun si corrompu ou pourri qu’un immoralisme aussi inflationniste que dévastateur a éthiquement et considérablement corrodé les mentalités[19].

Mais, Mono Ndjana ne se contente pas de procéder à la phénoménologie et à la dénonciation des problèmes de salubrité éthique et politique qui se posent dans une société camerounaise si moralement polluée et politiquement déviée qu’ils imposent leur nécessité à la création artistique. Il propose, en termes de « médication », « l’épistéméthique » comme ce qui peut remédier aux maux qui minent la société camerounaise et qui font peser une très lourde hypothèque aussi bien sur l’aspiration des Camerounais à être et à exister que sur l’avenir du Cameroun tout entier.

3-« L’épistéméthique » comme solution

Pour que les mœurs des Camerounais cessent d’être constamment minées non seulement par la proktophilie instrumentale qui est en passe de transformer leur société en proktocratie, voire en pornocratie, mais aussi par la « mentalité digestive » qui prospère si bien à la faveur de la tolérance ou de la connivence du « Dieu mortel » qu’il affecte même le secteur de la création artistique, Mono Ndjana pense que « l’épistéméthique » est appropriée à la résolution du problème global de salubrité éthique et politique qui se pose dans la gouvernance camerounaise actuelle.

Pour Mono Ndjana, « l’épistéméthique est une mentalité globale, une structure socio-mentale qui, à travers les us et coutumes, à travers les institutions, les pédagogies, les législations et les réglementations, doit développer des cohérences significatives pour une synergie du savoir qu’on pourrait encore appeler épistémo-dynamique. »[20] En clair, il s’agit d’une éthique de la valorisation du savoir dont la beauté et la vertu sont telles que le gouvernant doit, en vertu de la « justice rétributive », rendre « à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. »[21] Il n’est effectivement pas juste, selon ce philosophe, que la connaissance soit, au Cameroun, en demande de reconnaissance sociale et politique[22], au point de motiver les scientifiques à subordonner l’académique au politique. C’est en vertu de cette servitude volontaire que les savants ont tendance à chercher à être valorisés par le politique, assurant ainsi, mais à leur insu, le « déclin du savoir »[23].

Pour juguler la migration des savants vers les sphères du pouvoir et résoudre le problème de salubrité éthique qui se pose dans la gouvernance camerounaise, Mono Ndjana propose que le mérite soit valorisé par le politique comme cela se fait dans certains pays asiatiques. Il importe que celui qui incarne l’État procède à « la transformation de la société dans une nouvelle positivité » gage de développement. En assurant au savoir une primauté aussi bien sociale que fonctionnelle, « l’épistéméthique » peut révolutionner pacifiquement la société camerounaise, de manière à l’arracher à son sous-développement[24].

Conclusion

L’analyse à la sanction de laquelle Mono Ndjana soumet l’ethos des Camerounais indique qu’il importe, de toute urgence, de repenser l’existant, non pas pour repanser l’ordre sociopolitique fort endolori ou meurtri par les effets du « mapartisme » dont la proktophilie instrumentale et la « mentalité digestive » sont les modalités, mais surtout pour le révolutionner dans la perspective de sa rénovation axiologique et éthique. L’intérêt de l’analyse à la sanction de laquelle ce philosophe soumet la société camerounaise permet d’établir que celle-ci est en demande d’une éthique de salubrité publique devant protéger l’État camerounais de la proktophilie insidieusement rampante, mais suffisamment dangereuse pour faire de notre pays une proktocratie ou une pornocratie.

 

Références bibliographiques

-Kant, Emmanuel, Métaphysique des mœurs, tome 2 : Doctrine du droit. Doctrine de la vertu, traduction d’Alain Renaut, Paris, Flammarion, collection « GF » 1994.

-Mono Ndjana, Hubert, « Le Banquet : esquisse d’un type idéal au sujet de la mentalité camerounaise », in Le Synop. Bulletin du cercle universitaire d’étude et de recherches interdisciplinaires, n° 001 : Communications et débats des séances de l’année universitaire 1984-1985, Yaoundé, Université de Yaoundé-École Normale.

-Mono Ndjana, Hubert, « De l’ethnofascisme dans la littérature politique camerounaise », in Peuples noirs-Peuples africains, n° 55/56/57/58, 1987, pp. 111-130.

-Mono Ndjana, Hubert, Beauté et vertu du savoir (Leçon inaugurale), suivi de La Thèse et Pyongyang et de Discours d’Orient, Yaoundé, Éditions du Carrefour, 1999.

-Mono Ndjana, Hubert, Les Chansons de Sodome et Gomorrhe, Yaoundé, Éditions du Carrefour, 1999.

-Mono Ndjana, Hubert, Les Vampires du Godstank, Yaoundé, Éditions du Carrefour, 2006.

Lucien AYISSI

Philosophe

 

[1] Hubert Mono Ndjana, Les Vampires du Godstank, Yaoundé, Éditions du Carrefour, 2006, p. 45.

[2] Ibid., p. 20.

[3] Ibid., p. 28.

[4] Ibid., p. 29.

[5] Ibid., p. 79.

[6] Emmanuel Kant, Métaphysique des mœurs, tome 2 : Doctrine du droit. Doctrine de la vertu, traduction d’Alain Renaut, Paris, Flammarion, collection « GF » 1994, Livre I, Article premier : « Du suicide », p. 275.

[7] Hubert Mono Ndjana, Les Vampires du Godstank, p. 69.

[8] Ibid., pp. 69, 79, 83, 84.

[9] Hubert Mono Ndjana, « Le Banquet : esquisse d’un type idéal au sujet de la mentalité camerounaise », in Le Synop. Bulletin du cercle universitaire d’étude et de recherches interdisciplinaires, n° 001 : Communications et débats des séances de l’année universitaire 1984-1985, Yaoundé, Université de Yaoundé-École Normale, p. 25.

[10] Art. cit., p. 19.

[11] Hubert Mono Ndjana, Les Vampires du Godstank, pp. 121-128.

[12] Id., « Le Banquet… », p. 27.

[13] Art. cit.

[14] Hubert Mono Ndjana, Les Vampires du Godstank, pp. 44-45.

[15] Hubert Mono Ndjana, Les Chansons de Sodome et Gomorrhe, Yaoundé, Éditions du Carrefour, 1999, pp. 95-96.

[16] Ibid., p. 6.

[17] Ibid., p. 11.

[18] Ibid., p. 23.

[19] Ibid., p. 25.

[20] Hubert Mono Ndjana, Beauté et vertu du savoir (Leçon inaugurale), suivi de La Thèse à Pyongyang et de Discours d’Orient, Yaoundé, Éditions du Carrefour, 1999, p. 51.

[21] Ibid., p. 54.

[22] Ibid., p. 55.

[23] Ibid., p. 37.

[24] Ibid., p. 58.

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