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8 décembre 2019 7 08 /12 /décembre /2019 15:48

Communication faite au Séminaire organisé à la Faculté des Arts, Lettres et Sciences Humaines de l’Université de Yaoundé I, du 12 au 13 décembre 2012 par l’Unité de Formation et de Recherche doctorale en Sciences humaines et sociales

On peut se demander pourquoi s’investir dans la recherche scientifique dans un contexte global de plus en plus dominé par la recherche de l’avoir et du pouvoir. Cette interrogation indirecte véhicule le problème de l’archè, c’est-à-dire du fondement de la recherche scientifique, aussi bien que celui du télos ou de sa finalité, en passant par celui du comment, autrement dit, de sa modalité.

Pourquoi faire la recherche ? Comment devoir la faire et à quelle fin ? telles sont les interrogations qui peuvent légitimement se formuler lorsqu’on aborde la recherche comme préoccupation épistémologique devant être encadrée par une régie de normes méthodologiques et éthiques. Ces trois questions sont déjà celles que le chercheur doit préalablement se poser s’il veut donner au coefficient de pertinence de son entreprise théorique l’importance souhaitée par lui.

I-La recherche dans l’ordre de la nécessité

Est nécessaire, dit Aristote dans La métaphysique, « ce qui n’est pas susceptible d’être autrement »[1]. Si nous devons faire la recherche, c’est parce que sans elle, nous ne pourrions jamais rendre le réel intelligible, de manière à l’instrumentaliser efficacement à notre profit. Autrement dit, si nous ne pouvons pas ne pas faire la recherche, c’est parce que la réalisation de notre aspiration à l’intelligibilisation et à l’humanisation du réel en dépend. Ceci suggère que la recherche a une raison d’être : comprendre le réel ou le rendre intelligible, de manière à pouvoir le prendre pratiquement en charge pour l’amélioration de la qualité de notre vie et de notre existence. Nous ne saurions nous doter d’une meilleure qualité de vie que si nous contribuons, par la recherche, à la régénération ou à la restauration de la science qui nous assure un bon accès aux archives ontologiques du réel.

Cela ne peut se faire que si la recherche est conduite suivant une méthodologie, c’est-à-dire un ensemble de rituels intellectuels auxquels le chercheur doit nécessairement sacrifier pour construire un concept inédit, dans la mesure où il n’existe pas, comme tel, dans l’infrastructure théorique disponible, tant il n’est pas le clone logique d’un autre.

En récapitulant, nous pouvons dire que la réponse à la question du pourquoi annonce déjà celle de la question du pour quoi : s’il est nécessaire de s’investir dans l’entreprise théorique qu’est la recherche, c’est pour des raisons à la fois épistémologique et pratique : au plan épistémologique, la recherche est nécessaire parce qu’elle permet d’accéder à l’intelligibilité du réel par l’exploration intellectuelle de ses archives ontologiques. En corrigeant l’opacité qui caractérise initialement le réel, de manière à pouvoir le mettre à la fois en formules et en forme, le chercheur lui affecte un sens.

Donner au réel un sens qu’il n’a pas naturellement ou bien, analyser celui qu’on lui affecte habituellement, afin d’en évaluer le niveau de pertinence, sont les devoirs épistémologiques qui incombent nécessairement au chercheur.

En philosophie, comme dans les autres disciplines, ce qui rend la recherche nécessaire, c’est le fait qu’aucune grille d’intelligibilité ne peut rendre suffisamment compte du réel[2]. Aussi, importe-t-il de revisiter les paradigmes épistémologiques existants, non pas pour procéder, suivant l’expression de Hegel, à « un simple vagabondage parmi les tombes », mais dans le noble souci de les rénover ou de les révolutionner pour proposer une meilleure lecture du réel.

Comme on peut déjà le remarquer, la recherche n’est pas une simple entreprise de hâblerie ou de forfanterie ; elle ne donne pas aux hâbleurs ou aux vantards l’occasion de faire parade de leurs talents de logographes. On escamote inconsidérément le sérieux de cette noble affaire en la réduisant à une simple opération de prestation sophistique des prouesses intellectuelles de soi.

Si la recherche doit se placer sous le signe de la rupture et de l’innovation, en tant qu’elle est une opération de production des connaissances nouvelles, au terme soit de la rénovation, soit du dépassement des connaissances existantes, quelles en sont les modalités pratiques ? Répondre à cette interrogation, revient à s’intéresser à l’aspect procédural de la recherche.

II-La recherche dans l’ordre de la modalité

Dans l’ordre de la modalité, on est dans le cadre procédural, celui du modus operandi où il s’agit effectivement de définir le mode opératoire de la recherche. Ici, il est précisément question de ce qu’il est convenable d’appeler la gouvernance épistémologique qui s’accompagne nécessairement d’une préceptologie. La gouvernance épistémologique dont il est question consiste à prendre solidement appui sur une approche méthodologique où est considérablement exigée la forte mobilisation de l’« énergie polémique »[3] de la raison contre la pression corruptrice des a priori ou des préventions néfastes à la découverte de la vérité ou à la construction de celle-ci.

Le chercheur est donc celui qui doit nécessairement procéder à la purification de son esprit. En évitant soigneusement, comme le recommande Descartes, la précipitation et la prévention, le chercheur s’affranchit de la détermination logique des vérités communes et jalousement défendues par les légionnaires de l’ordre épistémologique établi. Ce qui caractérise particulièrement cet ordre épistémologique, c’est qu’il a le don de précipiter dans le précipice de l’erreur tous ceux se laissent déterminer par lui. Il s’agit donc de faire preuve de cette témérité intellectuelle et de cette précaution méthodologique que nous recommande encore Descartes : elles consistent précisément à entreprendre sérieusement de se défaire de toutes les opinions qu’on a reçues sans examen en sa créance, de manière à recommencer tout de nouveau dès les fondements, quand on veut établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences[4]. C’est cette option méthodologique de la rupture et de la refondation de la science que Bachelard promeut également dans La formation de l’esprit scientifique. Étant donné que « quand il se présente à la culture scientifique, l’esprit n’est jamais jeune », puisqu’ « il est même très vieux, car il l’âge de ses préjugés », il importe de savoir qu’ « accéder à la science, c’est spirituellement rajeunir, c’est accepter une mutation brusque qui doit contredire un passé. »[5] 

Devoir, dans le cadre d’une véritable opération de curetage intellectuel fondée sur le principe iconoclaste de la tabula rasa, consiste donc à procéder, en termes husserliens, à un véritable « recommencement radical ». Ce « recommencement » grâce auquel le chercheur peut éviter les « erreurs séduisantes »[6] et réduire efficacement les évidences positives[7] ne peut méthodologiquement prospérer que s’il se garde de sacrifier l’esprit scientifique sur l’autel du fidéisme : vouer un culte païen à un maître, quelque célèbre soit-il, c’est donner à la foi la place qui revient de droit à l’analyse et à l’examen, donc à la critique au sens kantien du terme. Autant il importe de se défaire des opinions reçues et de mettre en examen l’ordre commun des vérités bien approuvées, autant il est impératif d’éviter de substituer à la science la religion avec son cortège de croyances, de mythes et de cultes. Cela revient, par conséquent, à avoir l’audace intellectuelle d’interroger les modèles d’intelligibilité existants, quelque prestigieux et idéologiquement hégémoniques soient-ils, de manière à se prononcer sur leur pertinence théorique ou sur leur opérationnalité.

         Il importe aussi d’éviter d’avoir le complexe de Dieu, qui consiste soit à vouer facilement une très grande admiration à l’égard de son œuvre et à se croire d’autant plus puissant que son format est impressionnant, soit à lui affecter un très grand intérêt épistémologique et esthétique, au seul motif qu’elle résulte de sa propre causalité. Si le Dieu d’Abraham, d’Ismaël, d’Isaac et de Jacob s’était donné la peine de soumettre à la sanction du doute la double dimension esthétique et éthique de son œuvre, il eût très bien compris que le monde créé par lui était considérablement en demande de corrections.

         Il faut donc soumettre à une critique sévère les anticipations, c’est-à-dire ces axiomes généraux qui relèvent très souvent des doctrines épistémologiquement à la mode, et que notre raison a tendance à imposer au réel, pour leur préférer l’interprétation rationnelle et personnelle de celui-ci. Il s’agit précisément, comme le dit Francis Bacon, de « reprendre l’esprit à son commencement »[8], de manière à pouvoir se libérer des idoles, ces « erreurs radicales » qui font considérablement obstacle à la découverte de la vérité[9].

         Mais, comment le chercheur peut-il procéder, avec bonheur, à la recherche s’il est historiquement si déterminé que son esprit est toujours idéologiquement constitué, tant il est structuré par une épistémè déterminable ?

         Bien que le chercheur soit nécessairement structuré, il lui incombe le devoir d’assumer l’impératif méthodologique de s’efforcer à prendre du recul par rapport à ce qui l’a si souvent déterminé, s’il tient à avoir la meilleure approche scopique du réel pouvant lui assurer un bon accès à l’intelligibilité de sa constitution ontologique.

Au plan méthodologique donc, la bonne gouvernance épistémologique consiste à identifier une voie, parmi tant d’autres, qui permette de faire prospérer la recherche qu’on doit mener. Le bon usage des outils conceptuels commande que la recherche ne se rapporte pas à l’infrastructure conceptuelle existante ni sur le mode du plagiat, ni sur celui du clonage reproductif. Le clonage épistémologique du déjà-là est essentiellement défectueux, dans la mesure où il ne donne pas au chercheur la chance de philosopher, c’est-à-dire d’exercer, comme le dit Emmanuel Kant dans la Critique de la raison pure, le « talent de la raison » et, par conséquent, de faire valoir sa personnalité théorique. Tant s’en faut : il le dénonce comme n’ayant aucune personnalité à faire valoir, défaut qu’il tient vainement à compenser en adoptant la posture du disciple dont la fidélité théorique est d’autant plus absolue à l’égard de la pensée de son maître qu’il est intellectuellement fort limité. Ce qui l’amène, par conséquent, à prendre le concept de son maître pour l’horizon épistémologique indépassable, au point de réaliser l’exploit scientifique paradoxal de rédiger une thèse sans thèse.

Lorsqu’on parle de l’approche méthodologique dans le cadre de ce qu’il est convenable d’appeler la gouvernance épistémologique, on ne peut pas ne pas souligner l’ordre des sacrifices rituels à effectuer. Dans le rituel méthodologique, on est dans le cadre d’une liturgie, c’est-à-dire un ensemble de pratiques à effectuer relativement à la problématologie, à l’appropriation théorique de la thématique de sa recherche par la domination du cadre conceptuel auquel cette thématique se rapporte, aux modalités de la construction de l’architecture logique de sa recherche et à la stylisation de son travail.

II.1-La problématologie

         Bien qu’il ne s’agisse pas ici de la philosophie du questionnement, c’est-à-dire ce nouveau paradigme théorique que Michel Meyer fonde sur le « principe de l’interrogativité », en vertu duquel les thèses ou les conceptions sont des solutions à des problèmes ou des réponses à des questions implicites qu’il faut découvrir et révéler[10], il est aussi possible de référer la problématologie à la détermination du problème philosophique et à sa formulation dans le cadre d’une problématique, sans oublier l’intérêt méthodologique et épistémologique de l’acte même de problématiser.

         II.1.1-Le problème 

C’est la difficulté théorique ou pratique qui fait qu’on ne puisse pas valider ou ratifier une thèse, une conception ou une idéologie en l’état. C’est aussi ce qui compromet la pertinence épistémologique d’une thèse, compte tenu du doute qu’elle inspire à pouvoir se constituer épistémologiquement comme une thèse vraie, au regard soit de l’inconsistance logique des arguments auxquels on recourt pour l’établir, soit de son défaut d’actualité ou de son manque d’historicité.

II.1.2-La problématique

C’est la prise en charge réflexive du problème, de manière à montrer subtilement qu’on jette, à travers une interrogation axiale, le doute sur la thèse ou la conception qu’on problématise. Si la problématique se présente, dans l’approche formulaire habituellement adoptée, comme une interrogation axiale dont l’idée peut être reprise par des d’autres approches formulaires, cela prouve qu’elle peut parfois se diffracter en plusieurs questions destinées à la préciser. Ce qu’il faut impérativement éviter, c’est que la problématique se dissémine en une ribambelle de questions sans aucun rapport logique avec l’interrogation axiale qui constitue la problématique proprement dite.

La fin de la problématique est d’indiquer l’aspect à la fois nodal et modal de la dynamique réflexive à construire dans le corps de la recherche. Dans son aspect nodal, la problématique indique le nœud gordien qu’il s’agira de trancher, non pas à la hache, c’est-à-dire à la manière de Parménide[11], mais au terme d’une argumentation rigoureusement élaborée dans l’enceinte d’une architecture logique bien construite. Dans son aspect modal, elle se rapporte à la question du sens, entendu comme l’orientation ou le vecteur directeur de la réflexion à mener. Il s’agit précisément, comme le dit Descartes, de « donner à l’esprit une direction qui lui permette de porter des jugements solides et vrais sur tout ce qui se présente à lui »[12]. C’est ici l’occasion de souligner l’intérêt méthodologique et épistémologique de l’acte de problématiser.

II.1.3-Problématiser

Si problématiser, c’est interroger radicalement une thèse, une grille d’intelligibilité, un paradigme épistémologique, dans le dessein d’en évaluer le niveau de pertinence, la problématisation ne doit jamais consister en raisonnements par procuration. L’expression « raisonner par procuration » est, en réalité, une impropriété verbale, puisqu’il s’agit d’une manière défectueuse de raisonner qui consiste à dramatiser, sans leur procuration, les autres penseurs dans une scène théorique où l’élaboration du pouvoir judicatif de soi est pourtant fort attendu. En croyant bien raisonner sur la foi de ceux dont on se procure les arguments, sans aucun mandat de leur part, dans l’espoir de relever les défis épistémologiques auxquels on doit faire face dans le cadre de son travail de recherche, on donne plutôt la preuve de son défaut de personnalité intellectuelle.

II.2-À propos de la maîtrise de la thématique de sa recherche

Maîtriser la thématique de sa recherche revient à bien la circonscrire, de manière à la situer précisément dans un champ épistémologique donné. Il s’agit, par conséquent, de la formuler de telle sorte que le concept à développer après l’avoir traqué analytiquement dans le cadre d’une doctrine ou d’un grand courant philosophique, ne se dissémine pas logiquement. Compte tenu du fait qu’un thème est la mise en formules d’un projet de recherche suscité par ce qui fait problème dans telle ou telle grille d’intelligibilité, il importe d’éviter de formuler son thème de recherche de façon très lâche et très vague.

La connaissance est océaniforme ; quelque grand et habile pêcheur qu’on soit, on ne peut pas, du point de vue épistémologique, vider l’océan de la connaissance des poissons qui le peuplent. Aussi est-il recommandé de circonscrire son projet dans un champ épistémologique bien déterminé, tout en donnant à son concept la possibilité d’être arrimé à l’actualité.

II.3-À propos de la construction de l’architecture logique de son travail de recherche

Si le chercheur doit construire les « chaînes de raisons » dont parle Descartes et donner à ses concepts la consistance et la pertinence que doit assurer son sens de l’objectivité dans la nécessaire prise en compte de la réalité ou de l’histoire, c’est parce qu’un travail de recherche est toujours une construction logique articulée autour d’une thématique bien déterminée. Si le chercheur ne doit pas nécessairement avoir en partage avec Spinoza l’ambition de philosopher more geometrico, il doit toujours se doter du sens de la rigueur dans l’analyse et dans l’argumentation, de celui de l’éthique de la fidélité dans l’interprétation et celle de la sagacité dans l’examen des théories ou des thèses auxquelles il fait face. La recherche doit donc être conceptuellement bien structurée. C’est pour cette raison que l’organisation des idées et la gestion des parties qui constituent les principaux aspects de la structure du travail de recherche ne doivent jamais être pensées de manière à donner l’impression de juxtaposition. Les parties d’un travail de recherche ne sont pas des pièces qu’on peut détacher de l’ensemble sans que sa constitution logique en soit éprouvée. Si la coordination des idées est organisée de telle sorte qu’on soit assuré d’être dans un véritable système logique, la solidité et la beauté de l’architecture de l’ensemble du travail de recherche sont davantage garanties par des transitions bien pensées et bien élaborées.

II.4-À propos de la stylisation de son travail de recherche

Sur la qualité de la langue : il faut rechercher la propriété des termes et des concepts en ayant toujours en vue le fait que la vérité de la chose importe autant que la beauté de la langue. Cela évite de voir la chose dont il faut rechercher la vérité à travers le simple prisme des mots. Le chercheur doit donc éviter de prendre les simples carapaces verbales ou les artifices cosmétiques de son langage pour l’essentiel. En somme, il doit éviter la tendance chimérique et débridée des rhéteurs qui croient avoir établi la vérité de la chose parce qu’ils ont su donner carrière à leurs talents de rédacteurs ou de logographes. Le style le meilleur est celui qui est constitué de phrases de base et qui, par la simplicité de sa formulation, rend aisée la communication entre le chercheur et ses lecteurs potentiels ou réels.

III-La recherche dans l’ordre de la finalité ou la question du pour quoi

Il s’agit ici d’un problème téléologique qui, pour être résolu de façon pertinente, exige que soit déterminé l’objectif que le chercheur a en vue au terme de son travail de recherche et dont l’atteinte mérite qu’il doive sacrifier beaucoup de ses plaisirs par la réduction de la dimension hédonique de sa vie. Si le chercheur doit appauvrir la dimension érotique de sa vie, en donnant à la recherche la première place dans son échelle des priorités, c’est parce qu’elle s’accompagne, au plan esthétique, de ces plaisirs d’Archimède qu’assure exclusivement le flair heuristique.

S’il importe de faire la recherche, ce n’est pas seulement pour avoir l’accréditation académique ou scientifique. Ce n’est pas non plus pour faire valoir simplement cette accréditation académique dans le marché de l’emploi. Pour Hubert Mono Ndjana, la recherche mérite d’être faite parce que le savoir à l’accroissement duquel elle se subordonne a, en soi, une dimension esthétique doublée d’une dimension éthique que ce philosophe promeut dans son « épistéméthique »[13].

Par la recherche, on peut, comme le dit Kant, sortir de sa minorité, en ayant le courage de se servir de sa propre pensée. C’est grâce à cette force d’émancipation dont la recherche est pourvue que l’Afrique peut par exemple corriger, suivant le vœu de Mono Ndjana, « le déficit épistémal » qui l’« accule à court terme à l’interminable mendicité du transfert de technologie »[14]. La recherche permet également d’être en mesure de proposer de nouveaux paradigmes épistémologiques, éthiques et politiques dotés de plus de pertinence que ceux qui, à l’examen, s’avèrent problématiques aussi bien pour le progrès de la science que pour celui de l’humanité[15]. Pour tout dire, la recherche est subordonnée à l’enrichissement de la science et au progrès de l’humanité, à travers la construction de nouvelles infrastructures conceptuelles et l’élaboration de nouvelles approches méthodologiques chargées de meilleures promesses épistémologiques et heuristiques.

Si la recherche peut permettre au chercheur d’accéder à une brillante carrière ou d’occuper une confortable position sociale, il faut savoir qu’elle est d’abord un sacerdoce fondé sur la vocation de collaborer au progrès de la science et de l’humanité. C’est cet engagement sacerdotal que Fichte formule dans sa quatrième conférence sur la destination du savant en ces termes : « Je suis un prêtre de la vérité ; je suis à sa solde ; j’ai pris l’engagement formel de tout faire, tout oser et tout souffrir pour elle. Si à cause d’elle je dois être poursuivi ou haï, si je dois même mourir à son service – que ferais-je d’extraordinaire, que ferais-je là de plus que ce qu’il faudrait absolument que je fasse ? »[16]

Les questions relatives à la nécessité, à la modalité et à la finalité de la recherche s’articulent donc autour d’un besoin épistémologique qui ne peut être satisfait que par une bonne prise en charge théorique de son projet de recherche qu’il faut bien situer dans un grand courant de pensée ou dans un champ épistémologique de référence, celui dont il s’agit d’inspecter rigoureusement l’infrastructure conceptuelle dans le dessein d’en jauger le niveau de pertinence.

Conclusion : le chercheur, c’est finalement qui ?

C’est vrai qu’il s’agit d’un fouineur, sinon il ne mériterait pas son nom. Le chercheur ne se contente pas d’interpréter l’infrastructure conceptuelle existante ou de rendre intelligible le déjà-là, c’est-à-dire les thèses disponibles. Il est plutôt celui qui propose, par-delà la dimension herméneutique de sa recherche, l’idéal correcteur ou rectificateur de l’existant, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus pertinent ou la reconfiguration conceptuelle à effectuer pour que le déjà-là soit plus pertinent. Si le chercheur cherche, c’est soit pour découvrir ce qui est encore couvert, c’est soit pour féconder conceptuellement une thèse dont la pertinence est limitée. C’est ici qu’apparaît, en plus de sa dimension épistémologique, la dimension heuristique de la recherche. Il s’agit de subordonner l’épistémologique à l’heuristique dans le sens de la rénovation ou de la révolution des théories et des doctrines existantes. Le progrès de la science et celui de l’humanité en dépendent.

Il faut donc que le chercheur soit tendanciellement subversif ou iconoclaste s’il veut contribuer à la grande restauration des sciences dont parlait déjà Francis Bacon au XVIIème siècle. Cette grande restauration n’est possible, selon Bacon, que si le chercheur a l’audace de revisiter les anciennes théories, dans le but de les dépasser, afin d’en inventer de nouvelles. « Qui veut en effet ouvrir une voie nouvelle dans les sciences, dit Bacon, ne peut éviter le heurt avec les savoirs régnants, la philosophie consacrée par le consensus, les académies, les collèges, les ordres, voire par les gouvernements »[17]. En effet, les idées nouvelles ne pouvant s’imposer qu’au terme de l’éviction des connaissances institutionnellement déterminées ou politiquement et théologiquement consacrées, on ne peut les asseoir qu’en irritant les légions épistémologiques qui protègent jalousement les vérités régnantes et, par ricochet, le dogmatisme satisfait de ceux qui les promeuvent dans les académies et les autres institutions de recherche. La production de nouvelles approches épistémologiques et méthodologiques pourvues de promesses heuristiques n’est possible que dans l’ordre de la rupture et l’innovation.

Mais comment ? En instrumentalisant sa raison, cet « instrument universel » dont parle Descartes dans la cinquième partie du Discours de la méthode, et en mobilisant son « énergie polémique » contre l’existant pour l’éprouver dans la perspective de son enrichissement ou de son dépassement, au regard de la crise de pertinence qui le caractérise et du devoir d’assurer la prospérité de la science et le progrès de l’humanité. Cela exige aussi que le chercheur assume les impératifs suivants :

- qu’il sache gérer son espace-temps au profit des dialogues à bien construire avec les auteurs, à travers la relation directe, et non oblique, qu’il doit constamment nouer avec leurs ouvrages ;

- qu’il ne détourne pas le matériel destiné à la recherche de la fin qui est la sienne ;

- qu’il s’occupe à bien lire, en préférant, par exemple, les lectures ciblées aux lectures boulimiques dans le cadre desquelles il ne peut finalement rien digérer et qui l’exposent, en définitive, aux dangers du surmenage intellectuel. Il ne s’agit pas de faire de sa tête un bric-à-brac ou un fourre-tout.

Le chercheur est celui qui collabore aussi à accéder à la jouissance des plaisirs d’Archimède. Il ne peut pas en jouir et être fier d’avoir contribué au progrès de la science et de l’humanité s’il est intellectuellement malhonnête et s’il ne se rapporte pas à son institution académique d’attache par cette éthique du respect qui se manifeste par un ensemble de civilités académiques à manifester.

Parce qu’il ne peut soumettre la recherche au principe de priorité qu’en en faisant une préoccupation hégémonique, le chercheur est celui qui vit toujours en retrait d’indivision communautaire. Certes, ne vit-il pas réellement à l’écart de la cité comme le sage d’Épicure qui trouve dans l’Exchorésis le refuge protecteur contre les vains troubles sociaux. Il a plutôt l’attitude du théoréticien d’Aristote, dont la recherche des connaissances difficiles et sublimes appauvrit si considérablement son rapport aux autres qu’il vit effectivement dans la cité comme un étranger. Même lorsque le chercheur appartient objectivement à telle ou telle communauté, sa vraie communauté d’appartenance, c’est le monde intelligible. C’est cette solitude[18] qui lui permet non seulement de maintenir constamment activée la vigilance critique grâce à laquelle il peut réduire l’opiniâtreté des coquilles, mais aussi de corriger efficacement tout ce qui est de nature à altérer l’esthétique formelle de son travail.

Notes:

[1]- Aristote, La métaphysique, tome 2, trad. J. Tricot, Paris, J. Vrin, 1986, 1072a 10, p. 680.

[2]- Dans la Lettre qu’il adresse à Pythoclès, l’un de ses disciples, Épicure promeut ce qu’il appelle « la méthode des explications multiples », car l’explication unique ne peut pas suffire à rendre intelligibles les phénomènes dont la complexité est évidente. Cf. Épicure, Lettres, trad. O. Hamelin, Paris, Éditions Fernand Nathan, 1982, §§ 95-116, pp. 68-75.

[3]- Nous empruntons cette expression à Kwame Nkrumah qui l’emploie dans Le consciencisme (1969), trad. Starr et Mathieu Howlett, Paris, Présence Africaine, 1976, p. 11.

[4]- René Descartes, Méditations métaphysiques (1641), présentation de Jean-Marie Beyssade et Michelle Beyssade, Paris, GF-Flammarion, 1979, I, § 13 p. 67. 

[5]- Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Paris, PUF, 1938.

[6]- Cf. Edmund Husserl, Méditations cartésiennes (1929), trad. Gabrielle Peiffer et Emmanuel Levinas, Paris, J. Vrin, 1953, p. 5.

[7]- Ibid., p. 6.

[8]- Francis Bacon, Novum Organum, trad. Michel Malherbe et Jean-Marie Pousseur, Paris, PUF, 1986, Aphorismes 32-37.

[9]- Les idoles, encore appelées « fantômes », « notions fausses » ou préjugés, sont au nombre de quatre : par idole de la race ou  idole de la tribu, Bacon désigne les erreurs qui ont leur source dans la nature humaine ; par l’idole de l’antre ou idole de la caverne, il désigne  les erreurs liées au caractère individuel de l’homme, à son éducation, à sa formation intellectuelle, à la nature de ses rapports avec d’autres hommes ; l’idole du forum consiste en préjugés qui s’originent du langage ; l’idole du théâtre désigne les préjugés qui ont leur sources dans les diverses doctrines des différentes écoles philosophiques.

[10]- Michel Meyer, Qu’est-ce que la problématologie ?, Paris, PUF, collection « Que sais-je ? », 2010.

[11]- Anaxagore, rapporte Gérard Legrand, reprochait à Parménide de « trancher les choses à la hache ». Cf. Gérard Legrand, Présocratiques, Paris, Bordas, collection « Pour connaître la pensée de », 1970, p.109.

[12]- Cf. René Descartes, Règles pour la direction de l’esprit, traduction de Jacques Brunschwig, Paris, Editions Garnier et Frères, 1963.

[13]- Hubert Mono Ndjana, Beauté et vertu du savoir, Yaoundé, Éditions du Carrefour, 1999.

[14]- Ibid., p. 47.

[15]- Dans les Conférences sur la destination du savant (1724), Fichte soutient que la destination sociale du savant est de contribuer au progrès de l’humanité. En tant qu’« éducateur du genre humain » (p. 76) et « prêtre de la vérité » (p. 78), son destin est de contribuer, par la connaissance qu’il produit, à l’amélioration de la société et de l’humanité. C’est pour ces raisons que son rôle social est de « surveiller d’en-haut le progrès effectif de l’humanité en général, et de favoriser sans relâche ce progrès » (p. 72).

[16]- Fichte, op. cit., p. 78.

[17]- Michel Malherbe et Jean-Marie Pousseur, Introduction au Novum Organum de Francis Bacon, op. cit., p. 9.

[18]- Ces propos de Denis Diderot illustrent parfaitement la solitude du chercheur : « Ma tête s’est échauffée sur une question importante qui me tyrannise sans cesse. Elle me suit dans les rues. Elle me rend distrait de la société. Elle m’interrompt dans mes occupations les plus essentielles. Elle m’ôte le sommeil pendant la nuit (…). Lorsque j’ai pris mon parti, je pense chez moi le jour, la nuit en société, dans les rues, à la promenade ; ma besogne me poursuit. » Denis Diderot cité par André Billy dans Vie de Diderot, Paris, Flammarion, 1932, pp. 265-266.

 Prof. Lucien AYISSI

Université de Yaoundé 1 (Cameroun)

 

 

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