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28 juillet 2013 7 28 /07 /juillet /2013 23:25

professeur_ayissi.jpgL’ouvrage à la dédicace duquel nous avons l’honneur scientifique de participer ici et maintenant à travers cette note de lecture est un essai qui s’intitule : Comprendre le phénomène de l’émergence. Préfacé par le Professeur Jacques Philippe Tsala Tsala, chef du Département de psychologie de la Faculté des Arts, Lettres et Sciences Humaines de l’Université de Yaoundé I, il a été publié à Paris aux Éditions Publibook en 2012.

 

 

         Comprendre le phénomène de l’émergence ne consiste pas, pour le professeur Robert Evola, à sacrifier à un effet de mode discursif, celui qui consiste en une futurologie aux accents politiques fort messianiques, et d’après laquelle le Cameroun sera un pays émergent à l’horizon 2035. Il ne s’agit donc pas pour lui de se rendre agréable au politique en instrumentalisant son prestigieux statut de professeur d’université pour réinvestir, à son profit personnel, un champ discursif caractérisé par l’inflation d’une référence sémantique, à savoir l’émergence. Il s’agit plutôt, pout l’auteur de cet essai, d’inscrire, dans l’ordre de la compréhension, un phénomène dont la lecture n’est pas évidente, compte tenu de sa non-prédictibilité, eu égard au fait que la causalité mécanique ne peut pas figurer parmi ses conditions de possibilité, puisqu’il n’est pas régi par les lois du déterminisme classique, défini par la causalité théologico-mécanique.

Le dessein du professeur Evola s’inscrit plutôt dans un procès discursif dont la dimension épistémologique et téléologique mérite d’être soulignée, dans la mesure où il s’agit d’abord pour lui de comprendre et surtout de faire comprendre le phénomène de l’émergence et de promouvoir un nouveau paradigme épistémologique qu’il appelle, à juste titre, l’émergentisme.

Mais, comment pouvoir comprendre ce dont la  prévisibilité et la prédictibilité semblent n’être pas possibles, eu égard au fait que cela échappe aux lois du déterminisme classique ? Comment accéder aux archives ontologiques de ce qui est difficile à conceptualiser, compte tenu du fait qu’il est régi par le principe de survenance ? Comment persuader ceux à qui Evola veut, dans une généreuse intention pédagogique et didactique, faire comprendre le phénomène de l’émergence, qu’il ne tente pas vainement de discourir sur ce dont l’indétermination essentielle en fait quelque chose d’incompréhensible ou d’inintelligible en soi ?

Ces questions sont autant de défis épistémologiques, pédagogiques et didactiques qu’Evola entreprend de relever dans un essai qui brille par le fait que le concept qu’il y développe est logiquement pertinent, dense et consistant, tant il est très savamment construit à partir des connaissances de la psychologie, de la philosophie, de la physique, de la chimie, de la biologie, de l’économie, de la théorie des organisations, de la science politique, de l’informatique, etc. C’est suivant une approche historique, définitionnelle, typologique, ontologique et téléologique que l’auteur de cet essai entreprend de nous faire comprendre le phénomène de l’émergence.

 

I-Approche historique

 

Si l’émergentisme est un nouveau paradigme à la promotion épistémologique duquel œuvre Robert Evola, on peut en trouver les prérequis théoriques chez certains philosophes (pp. 21-22) comme Héraclite d’Éphèse, avec son panmobilisme, John Stuart Mill, Samuel Alexander, etc.), et chez des scientifiques comme les mathématiciens Andreï Kolmogorov et René Thom (avec sa théorie des catastrophes) ou dans la paléoanthropologie (Ian Tattersall (p. 29), etc.).

Historiquement, l’émergentisme est la forme épistémologique subvertie du déterminisme et, par conséquent, du behaviorisme. Cette subversion théorique dont l’émergentisme est chargé s’accompagne de la critique de la prédictibilité. Dans ses premières formulations épistémologiques, l’émergentisme apparaît évidemment comme la doctrine qui critique le déterminisme et soutient plutôt la thèse de la non-détermination et de la non-prédictibilité des phénomènes émergents.

À la suite des penseurs précités qui ont historiquement balisé le terrain conceptuel dans lequel s’est épistémologiquement construit l’émergentisme, Robert Evola invite son lecteur à se libérer du carcan idéologique du déterminisme classique fondé sur la thèse de la causalité mécanique et/ou théologico-métaphysique, au profit de l’émergentisme, qui se soustrait à la logique du calcul et à la prévision positiviste, parce qu’ils ne suffisent pas à rendre pertinemment compte des phénomènes émergents dont la complexité est désormais avérée.

 

II-Approche définitionnelle

 

D’après Evola, l’émergence est un phénomène intelligible ou compréhensible. L’accès à son intelligibilité est possible dans une combinatoire logique où s’articulent (p. 14) les concepts d’émergence, d’émergenèse (processus d’émergence caractérisé par la douleur ou la souffrance comme condition de possibilité de l’émergence) et d’émergentisme (épistémologie prospective).

D’après Evola, « on appelle ‘‘émergence’’ une combinaison préexistante d’éléments produisant quelque chose de totalement inattendu » (p. 28). « L’émergence suppose, précise-t-il, un comportement global qui n’était pas inclus dans les propriétés de chacune des parties et un comportement survenant brutalement de façon discontinue » (p. 29). C’est le cas de la vie qui a émergé de l’inerte, de la matière qui a émergé du néant ou du temps et de l’espace qui ont émergé de la matière. D’après Evola, « Si nous regardons un organisme vivant, celui-ci est plus que la somme de ses organes » p. 30), car avec l’émergence l’addition de plusieurs éléments n’est pas toujours égale à leur somme ; 1+1 ne font pas toujours deux comme la combinaison d’un ovule et d’un spermatozoïde ne font pas forcément deux entités différentes, mais plutôt la constitution d’un embryon où n’apparaissent plus ni l’ovule ni le spermatozoïde (pp. 72 et 155). Le phénomène émergent ne résulte donc pas de l’addition des éléments le constituant. Il s’affirme plutôt par sa nouveauté et son indépendance par rapport à ses constituants (p. 76).

Toutefois, précise Evola, si l’émergentisme prend le contre-pied du causalisme, du déterminisme et du behaviorisme, il ne s’inscrit pas dans le providentialisme, car « l’émergence n’est pas un don du ciel qui serait bénéfique par principe, main invisible d’une providence divine, expression d’un ordre naturel sacré » (p. 26). Elle ne doit pas non plus être « mise sur le compte d’une mystérieuse auto-organisation mais bien de l’existence concrète de totalités actives et systèmes organisés » (p. 27). Étant donné que l’émergence obéit au principe de survenance (p. 41), elle se définit comme quelque chose d’inexplicable lorsqu’on recourt au paradigme du déterminisme classique, puisqu’on ne peut en donner ni la preuve a priori ni la preuve a posteriori (p. 40). Pour comprendre le phénomène de l’émergence, il faut plutôt prendre en compte l’importance du microscopique dans la survenance du macroscopique. C’est ce qui fait dire à Evola que « Toute explication d’un phénomène émergent renvoie enfin au principe d’ « individualisme méthodologique » qui affirme encore que l’on peut rendre compte d’un phénomène supérieur donné par les seules caractéristiques du niveau inférieur » (p. 42) ; « De petites agitations désordonnées, des discontinuités à petite échelle, habituellement insensibles, agissant brutalement de façon plus coordonnée à grande échelle, provoquent une discontinuité de grande ampleur. La cohérence de la lutte des classes, c’est la révolution. Des millions de révoltes individuelles ne s’additionnent pas ; elles peuvent rétroagir de manière exponentielle et produire quelque chose de neuf, une potentialité nouvelle pour la société » (p. 169). Ainsi, « l’émergence d’une société ne peut être possible qu’à partir de l’émergence des individus qui la composent. Aussi n’est-il pas possible de parler de l’émergence d’un pays sans avoir obtenu l’émergence de ses ensembles géographiques ou de ses populations, ou encore sans avoir obtenu l’émergence de nouveaux comportements de développement chez les populations qui le constituent » (pp. 43-44).

 

III-Approche typologique

 

De la page 46 à la page 49 de son essai, Evola distingue principalement quatre types d’émergence, à savoir :

-         l’émergence unilatérale qui suppose que le niveau microscopique engendre à lui seul les phénomènes macroscopiques ;

-         l’émergence bilatérale qui naît d’une boucle entre les niveaux microscopique et macroscopique ;

-         l’émergence synchronique qui se produit lorsque les influences ascendante et descendante entre niveaux s’exercent simultanément. L’émergence synchronique suppose que les niveaux microscopique et macroscopique sont simultanément présents ;

-         l’émergence diachronique qui allie une influence ascendante à court terme et descendante à long terme. Elle montre comment le niveau macroscopique est progressivement issu du substrat microscopique.

Cette typologie générale varie lorsqu’il s’agit, par exemple, des systèmes sociaux. Par rapport à ces derniers, Evola distingue (p. 47) :

-         l’émergence spontanée qui est à l’œuvre lorsque les agents sont inconscients des phénomènes qu’ils contribuent à forger ; l’émergence spontanée suppose que les acteurs microscopiques interagissent de façon purement causale (p. 49) ;

-         l’émergence réflexive qui postule la prise en compte par les agents des phénomènes qu’ils créent ; elle suppose que les entités microscopiques prennent conscience de certains aspects du phénomène émergent (Ibid.).

Quelle que soit la typologie, les phénomènes émergents dont l’apparition de la vie, l’irruption de la pensée et celle des institutions sont les manifestations les plus illustratives (p. 47), sont des « phénomènes macroscopiques imprévisibles voire inexpliqués, qui prennent la forme de régularités statistiques, de structures relationnelles ou même d’entités originales » (cf. Bernard Walliser cité en p. 46). Pour leur compréhension, on doit tenir compte de leurs facteurs généraux (pp. 57-58) (ceux qui, comme l’espace et le temps, la force et l’énergie, la matière et la structure, interviennent à tous les niveaux d’organisation) ou spécifiques (ceux qui sont propres à chaque niveau d’organisation).

 

IV-L’approche ontologique

 

Si les phénomènes émergents relèvent des types déterminés, on peut en faire l’ontologie ; il est possible de discourir sur leur être. Les approches définitionnelle et typologique résument d’ailleurs l’ontologie qu’Evola en fait de la page 59 à la page 79. D’après lui, les phénomènes émergents sont précisément ceux dont l’être a pour caractéristiques ontologiques la spontanéité, la nouveauté, l’indépendance par rapport à son cadre matriciel, la temporalité, la survenance, donc l’imprédictibilité due au changement qui est inscrit dans les choses et qui « peut à tout moment être actualisé » ou « mis en œuvre » (pp. 150). Si l’imprédictibilité est ontologiquement constitutive des phénomènes émergents, c’est, d’après Evola, parce que ces derniers ont une dynamique intrinsèque constamment nourrie par des contradictions à la faveur desquelles apparaissent des changements ou émergent des structures nouvelles.

L’ontologie des phénomènes émergents permet à Evola d’établir qu’en dépit de son imprévisibilité et de son imprédictibilité, l’émergence renvoie à un ordre spécifique, celui qui se construit en rupture avec l’ordre initial dont il s’origine (p. 155). 

Au plan épistémologique, Evola soutient qu’il existe une relation d’homologie entre l’émergentisme, l’évolutionnisme (p. 95) et la physique quantique (p. 97).

 

V-L’approche téléologique

 

Si la volonté exprimée par Evola est de proposer un nouveau paradigme épistémologique, celui qu’il pense être suffisamment pertinent dans la lecture d’un réel dont la complexité est de plus en plus établie (p. 237), cet objectif épistémologique qui se situe en droite ligne de la systémiologie (c’est-à-dire la science qui étudie les systèmes dans leurs comportements, leurs interrelations et leur évolution p. 114) dont il est également l’expert, est, dans le cadre de cet essai, assorti de préoccupations d’ordre pédagogique et didactique.

Le but de comprendre et de faire comprendre le phénomène de l’émergence à travers l’émergentisme s’accompagne de l’intention de nous exorciser de la peur de la contradiction et du changement. Ces derniers sont garants d’une dynamique sans laquelle l’émergence n’est pas possible. Étant donné qu’elle résulte d’une dynamique à laquelle collaborent, par leur interaction, les entités microscopiques qui constituent un système ou une organisation, « l’émergence d’une société, d’une communauté, dépend alors plus de cette réaction collective que des simples slogans propagandistes » (p. 27). Seuls les systèmes ouverts[1] sont propices à l’émergence.

De ce nouveau paradigme épistémologique, la leçon à tirer, nous dit Evola, est celle de l’apprentissage et de l’acquisition des schèmes opératoires du changement pouvant permettre au système de s’adapter aux mutations les plus pénibles. Ce sont ces schèmes qui sont capables de nous protéger des aléas susceptibles de nous plonger dans un chaos destructeur (p. 237). À cette leçon, on peut ajouter l’éthique prudentielle par laquelle Evola conclut son essai : « Alors une très grande prudence s’impose quand on annonce une émergence quelle qu’elle soit, à une époque ou à un lieu déterminé. Ce qui importe c’est de créer les conditions d’émergence » (p. 240).

Cette réflexion menée à grand renfort d’érudition mérite d’être lue. Sa lecture pourra apporter à tous et à chacun des réponses appropriées aux questions relatives à l’émergence individuelle et collective qui se posent à nous dans un monde de plus en plus chargé d’adversité et dont la maîtrise de la dynamique est de plus en plus difficile. Cette lecture sera aussi l’occasion d’échanger avec l’auteur par exemple sur la raison d’être de la géométrie variable de la grammaire typographique du terme émergentisme (qu’il écrit tantôt avec « e » majuscule, tantôt avec « e » minuscule), sur la place de l’acteur historique dans le procès d’une émergence qui peut avoir lieu sans sa participation et sur le pourquoi de la définition des conditions de possibilité de l’émergence, alors qu’Evola établit que les phénomènes ont, en vertu de leur dynamique endogène, le pouvoir d’émerger malgré les variables historiques. Autrement dit, s’il existe des facteurs de l’émergence (p. 77), dans quelle mesure l’émergentisme dont Evola fait la promotion épistémologique se démarque-t-il vraiment du déterminisme classique ?

Des interrogations comme celles-là, et bien d’autres, sont, en réalité, des incitations à la lecture de cet essai dont l’intérêt et l’actualité ne sont plus à démontrer au moment où beaucoup de pays africains placent leur politique sous le signe de l’émergence.

 

Pr Lucien AYISSI

Université de Yaoundé I (Cameroun)



[1]- Selon Evola, un système est ouvert, « s’il est constitué de nombreux composants polymorphes en interrelation, s’il est nécessairement en relation d’échange avec son environnement et si ses composants se détruisent et se régénèrent par le fait de son fonctionnement, altérant continûment leurs fonctionnalité » (p. 127). Il est fermé lorsque son architecture est globalement si stable qu’il devient réfractaire au changement.

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commentaires

P
Evola Robert, Grand violeur de petites filles sous silence!!!!
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C
I am so grateful to you for sharing a well-written post on various aspects of the phenomenon of emergence. All these approaches, especially historic approach was really nice to go through. Expecting more of this kind.
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